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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

anomalie en ces lieux, un blasphème au « farniente » de nos bons Espagnols. Notre cité n’a pas le ventre fécond des villes champignons du Nouveau-Monde.

Tarragone, ville déchue, fabrique encore des chapeaux, des mousselines, des tissus de fil et de coton.

La pêche y est très abondante et très active. Il s’y fait en gros l’exportation de fruits secs, des oranges, des huiles, mais surtout des vins.

Depuis. 1903, à deux pas de la ville proprement dite, existe une succession de petites maisons entourées d’un jardinet, toutes reliées par un cloître ouvert conduisant à l’église chapitrale. Aux petites heures, à complies, à vêpres, à matines enfin, l’on y peut voir un défilé de moines tout blancs, se rendant aux offices canoniques. Ce sont les fils de Saint-Bruno, les anciens habitants de la Grande Chartreuse, qui, en 1903, la mort dans l’âme, dirent un adieu suprême à la mère-patrie qui les récusait pour ses fils.

C’est en ce lieu trois fois béni, mon très aimé capitaine, qu’au printemps de 1914, je venais demander l’oubli et le pardon. J’y ai trouvé le calme, mais non l’oubli. Dans ma cellule, souvent m’apparaît la souriante figure de Pacca, ma femme. Son cri de désespoir retentit quelquefois à mon oreille. Alors une tentation folle de retourner au milieu du grand sépulcre blanc qui me l’a dévorée s’empare de moi. J’oublie un instant mes promesses et mes vœux, que Dieu me pardonne, et mon esprit libéré presse sur lui sa femme et son fils. Vous connaissez ce vers de Virgile : Suave mari magno

Oui, il est doux à l’âme lorsque la mer est agitée d’avoir un port d’escale. Ce port je l’ai trouvé et j’y ai ancré ma barque vagabonde. Mon bon vieil ami, vous retournez au cher pays du Nord. De ma part dites à Nassau, à Pioumictou, au sorcier Koudnou, que la prière de Nukagluim s’élève tous les jours vers son Dieu pour qu’ils deviennent ses enfants.

Une dernière prière : Sur la pointe Button, face au gouffre, je vous prierais de faire élever une croix. Sur le bras droit, faites-y graver le nom de Pacca. Sur le bras gauche, Nukaglium. Au centre, leur fils. A. D. 1912.

Bon voyage, et que Dieu vous conduise à bon port. Comme ami, je vous embrasse, comme prêtre, je vous bénis.

Père Exupère,
la Grande Chartreuse,
à Tarragone,
Espagne.



FIN

Note de l’auteur. — Ceux de nos lecteurs qui ont lu « Aux Glaces Polaires », du Révérend Père Duchaussois, s’étonneront peut-être que l’auteur vante l’honnêteté des Esquimaux de la terre de Baffin. Le fait est qu’ils sont réellement très honnêtes et très fiables. Des articles d’utilité primordiale pour ces aborigènes traînaient constamment sur et autour du bateau. Jamais un objet n’y fut dérobé quoiqu’ils y vinssent tous les jours, s’insinuant partout. Ceux du Groënland et du Labrador ont la même renommée.

Le Père Duchaussois ne fait mention que des Esquimaux habitant la terre ferme le long de l’Océan Arctique, à l’ouest de la Baie d’Hudson, sans cesse pourchassés par les Peaux-rouges vivant au sud d’eux.