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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

était fou de joie. Jappant, gambadant, lui sautant à la figure, il était jaloux des épanchements de son maître pour les siens, et le voulait tout à lui. Le bonheur de le revoir lui fit oublier toute rancune de l’abandon ingrat qu’il lui avait fait.

Prenant entre ses mains la tête intelligente de la bonne bête, il lui chuchota à l’oreille : « J’ai dû te sacrifier à mon amour, Pyré. Entre elle et toi, il n’y avait pas à hésiter ! Pauvre elle, tu ne la verras pas, elle n’est plus ! » Un long sanglot lui coupa la parole.


CHAPITRE XXI

TARRAGONE[1]


Sous les arceaux bénis, l’âme des encensoirs
Déroulait sa guipure aux rythmes des cantiques »
Tandis que récitant les oraisons du soir,
Nous nous vêtions de paix et de douceur mystiques.

« Le Mauvais Passant ». Albert Dreux.


Tarragone, ce 1er mai 1922.

Au Capitaine Louis Bertrand,

14 rue des Remparts,
Québec, Canada.

Mon cher capitaine,

Je recevais hier de mon frère Raoul une liasse de journaux de Québec. Sur l’un d’eux j’ai lu l’annonce de votre prochain départ pour l’Archipel arctique. Quelles joies, mais aussi quelles douleurs ont ravivé en moi ce court entrefilet. J’ai revécu en un instant fugitif toute la tragédie de ma vie polaire. Mon pauvre cœur a saigné douloureusement. Il y a des liens qui, même rompus n’en retiennent que plus fortement leurs victimes ; ainsi le veut l’incoercible passé.

Huit ans aujourd’hui que je suis en ce pays ensoleillé, ignoré de tous mes amis, en cette province de l’Espagne septentrionale, en Catalogne, confinant à la Méditerranée. Son sol montagneux ne me rappelle en rien nos hauts sommets dénudés et arides des terres polaires, où mon cœur vit toujours. Ici, les flancs des montagnes sont recouverts d’un sol fertile, produisant en abondance l’olivier, l’oranger et la vigne.

Tarragone, le chef-lieu de cette province, ville de 35 000 âmes, est sise à l’embouchure du Francoli, rivière cascadante dont l’eau rutile au chaud soleil du midi. La colline sur laquelle s’élève la ville tombe en pente rapide sur la mer, pour redescendre doucement vers le Francoli. Elle me rappelle un peu la petite ville de Dalhousie, au Nouveau-Brunswick, qu’enfant je contemplai si souvent du haut des caps de Miguasha, baignant leurs assises rouges dans le bleu de la baie des Chaleurs. Tarragone est très ancienne car elle fut fondée par les Phéniciens. Les Scipions s’en rendirent maîtres pendant les guerres puniques et en firent une importante place d’armes. Auguste, puis Adrien l’agrandirent et l’embellirent. Au iiième siècle elle fut la capitale de la Tarraconaise. Dévastée par les Visigoths en 487, conquise par les Maures en 714, elle ne retrouva pas son antique prospérité en faisant retour à l’Aragon en 1220. Prise par Philippe iv en 1640, en partie brûlée par les Anglais en 1705, elle eut aussi beaucoup à souffrir pendant les guerres du premier Empire, où les Français, commandés par le maréchal Suchet en 1811, la prirent d’assaut.

Tarragone est surtout remarquable au point de vue archéologique. On y peut encore voir les traces des anciens murs d’enceinte, particulièrement des substructions cyclopéennes formées d’énormes assises de roches sur lesquelles les Romains bâtirent à leur tour leur citadelle. Un grand nombre de maisons de la ville haute sont construites avec des débris de temples et de palais Romains.

Parmi les édifices les plus modernes, la cathédrale, d’un gothique un peu lourd, mérite une visite. Elle contient d’admirables vitraux et un remarquable tombeau du cardinal Juan d’Aragon. Un beau cloître est attenant à l’église. En été, lorsque le soleil brûle et dessèche la campagne, qu’hommes et bêtes suffoquent sous ses rayons brûlants, il fait bon venir y prier, s’étendre sur les dalles noires et froides pour y respirer le calme et jouir d’un peu de fraîcheur. La nef y est libre, ni bancs, ni chaises, les gens de la classe aisée apportent avec eux un tabouret pliant lorsqu’ils assistent aux offices. La grande masse s’assoit tout simplement sur le parquet.

Notre bonne ville dort nonchalamment sous le chaud soleil du Midi. La lumière rutile et l’air vibre du bruit strident et monotone de la cigale. L’auteur des « Églogues » eut dit : « Sole sub ardente résonant arbuste cicadis ». Le cri rauque des sirènes serait une

  1. Larousse