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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

contusionné, lancé à l’eau et repêché par un glaçon revenant à la surface, dément, il avançait sur ce pont chancelant, dont la masse croulante se dérobait sous lui.

Sa voix désespérée appelait Pacca. Il maudissait le ciel, le sommait de la lui remettre. L’instant d’après, il priait Dieu d’un cœur suppliant, les ferventes prières de son bas âge se pressant à ses lèvres.

Seul contre ces forces indomptées de la nature, il livrait un combat homérique. Meurtri, ivre de désespoir, il sentit l’inutilité de ses efforts. « Que je meure avec elle ! » cria-t-il.

Rassemblant toute son énergie, au moment même où il émergeait au-dessus des glaces environnantes, porté sur le faite d’un énorme glaçon venant de sourdre des profondeurs abyssales, il leva vers le ciel deux bras suppliants. D’une voix tonnante, il fit entendre cet appel désespéré : " O Lord my God ! Is there nobody to help a poor widow’s son ! "

Une commotion électrique secoua le capitaine MacGregor lorsque ce cri de détresse frappa son oreille. L’angoisse de cet appel désespéré, lancé dans sa langue, au prix de sa vie, il devait tenter l’impossible pour rescaper ce malheureux.

Une vision fugitive… la légende d’Hiram Abif… son devoir… Ô ! ce cri ! À cette exclamation un frisson avait parcouru son épiderme, le sang affluait à son cœur, il ne tenait plus en place. Avec courage, avec abnégation il ferait son devoir….

En deux temps et trois mesures, des ordres brefs avaient été donnés. Un canot monté sur patins était mis à l’eau. La débâcle avait détaché le bateau de la banquise et il dérivait lentement au large.

Deux matelots le suivirent dans l’embarcation. Nageant vigoureusement, ils firent monter la chaloupe sur le premier morceau de glace flottante avec lequel elle vint en contact. La tirant sur ce plancher en partie submergé, ils la remirent à l’eau dès que l’obstacle fut franchi, le même manège se répétant à chaque nouvel obstacle. Manège périlleux car à tout moment les glaces, éclaboussant et mouillant aux os les hardis marins que rien ne rebutait, rendaient leur travail des plus pénibles. Quoique la distance à couvrir ne fût qu’à peine mille pieds, il fallut trente minutes d’efforts héroïques à ces sur-hommes pour se rendre à l’endroit où l’on avait vu disparaître Théodore.

Celui-ci, après ce dernier effort s’était écroulé sur son glaçon, anéanti, abîmé. Un dernier appel à son Sauveur, un gémissement de douleur, une plainte, la nuit noire, Pacca. « Ô ! ma Pacca ! reviens ! »

Il avait perdu connaissance. Un morceau de glace, culbuté, par-dessus celui sur lequel il était tombé, l’avait fait prisonnier, lui étant retombé sur les jambes. Ce fait providentiel le sauva d’une mort horrible, en le retenant sur sa banquise.

Le capitaine MacGregor fut très surpris de constater que l’Esquimau qu’il dégageait de sa position dangereuse n’en était pas un. Avec mille précautions, il le plaça au fond de sa chaloupe, retournant à bord du baleinier, le « Scotch Adventurer ».

Théodore avait tout perdu : sa femme, son enfant, ses chiens même, malgré leur agilité, avaient été engloutis dans ce désastre.

Il fut de longues semaines entre la vie et la mort. Sur l’Adventurer on s’efforça de le ranimer, de le ramener à la vie. Peu à peu les forces lui revinrent et son intelligence put sonder la profondeur de sa douleur. Au bout de son existence, il voyait un trou noir, béant. Pourquoi Dieu ne l’avait-il pas repris ? Pourquoi fallait-il que tinte à son oreille le cri désespéré de Pecca, son dernier adieu ! Quel mal avait pu commettre ce frêle enfant, la joie de ses yeux, pour finir si prématurément, si tragiquement ! Était-ce là la justice de Dieu ? Il n’avait pas trente ans, et sa vie ne serait qu’un long calvaire.

Obnubilé, insouciant, incapable de prendre une décision, il ne se rendit pas même compte que dès les premiers jours de septembre, l’Adventurer était en vue des îles Orkney, au nord de l’Écosse.

Désemparé, hagard, à peine remis de toutes ces émotions successives qui avaient ébranlé sa forte constitution, le 15 septembre il foulait du pied le pavé de Glasgow.

Il était sans le sou. Il constata vite que les conditions économiques en pays civilisés sont bien différentes de celles des pays arctiques. Ne voulant pas être à charge de son bienfaiteur, il le pria de lui aider à s’amasser un petit pécule pour retourner vers les siens.

Le capitaine MacGregor s’entendit avec quelques sociétés savantes de la ville. Théodore fut invité à faire le récit de ses expériences au pays des Esquimaux se procurant ainsi les fonds nécessaires pour retourner en Canada.

La veille de Noël, il débarquait à Halifax. Deux jours plus tard, il était au milieu des siens, qui eurent peine à le reconnaître.

Pyré, que le capitaine Bertrand avait expédié à ses parents dès son retour à Québec,