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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

« Je comprends, répondit Théodore un sanglot dans la voix. »

« Ne vous en faites pas, mon jeune ami. Tout s’arrangera pour le mieux. »

« Puisque vous me refusez cette suprême consolation, permettez-moi alors de dresser ma tente à Oulouksigne et d’y passer ce dernier mois aux côtés de ma femme. Je reviendrai ici le jour pour mon travail et mes repas. »

« Je puis difficilement vous refuser cette demande, lui répondit le capitaine. Tout de même, vous me mettez dans une impasse. D’autres vont vouloir vous imiter. Comment réagir ? »

« Très facilement. Exigez de ceux qui seraient tentés de me singer qu’ils suivent mon exemple ! Qu’il marient celles dont ils veulent abuser ! Vous appliquerez ainsi le frein à leurs désirs. »

Après bien des tergiversations le capitaine Bertrand consentit à cet arrangement.

Dès les premiers jours de juillet l’action combinée du soleil, des vents et des marées avaient détaché les banquises de la terre ferme, laissant un chenal libre entre elles et la côte. Le 24 juillet, le capitaine, pensant les glaces suffisamment désagrégées, donna ordre de lever l’ancre.

Le matin même, Théodore avait fait ses adieux à sa femme. Longtemps il l’avait tenue sur son cœur, lui murmurant des paroles d’espoir et de consolation. Ses baisers couvraient sa bouche, ses yeux, et son cou. Elle frissonnait sous ces chaudes caresses, souriant à travers ses larmes l’enlaçant de ses bras, joug auquel l’homme peut difficilement se soustraire. En ce moment il constata avec surprise — surprise mêlée de joie et d’anxiété — les symptômes de la maternité chez celle qu’il allait laisser dans la solitude ! Sous l’ardeur de son regard elle baissa la vue, émue, souriante, heureuse de son orgueil.

« Pacca, ma femme, serait-ce possible ? »

« Oui, mon aimé. Hier j’ai senti pour la première fois le mouvement du petit être que je porte en mon sein. C’est toi que me procures ce bonheur, cette félicité d’être un jour mère. Ce lien qui nous unit te ramènera à mes côtés. »

« Pourquoi ne me le disais-tu pas plus tôt ? »

« J’attendais le moment suprême de la séparation, afin que tu t’en ailles le cœur content et que la pensée de notre enfant te ramène en mon pays. »

« Pacca j’ai été un monstre de vouloir t’abandonner même temporairement. Je vais de ce pas avertir le capitaine que je reprends la parole donnée. »

« Ne fais pas cela chéri. Suis le chemin du devoir, quelque pénible soit-il. Je vais souffrir de ton absence mais je serai courageuse. Il m’a fallu me raisonner bien des fois avant de me résigner à ce sacrifice. Ne me tente pas, je suis trop faible ! Je suis femme ! Je t’aime de toute mon âme ! Je sais maintenant que tu me reviendras. L’appel de ta chair, de ton sang, de notre fils ne sera pas stérile. Adieu, mon mari ! Au revoir ! Embrasse-moi encore une fois et pars. Pars ! je me sens défaillir. »

Dès qu’il fut sorti de la tente, qu’il eut mis son canot à l’eau et se fut éloigné de la rive, un long sanglot, longtemps retenu, se fit entendre. Le corps souple de Pacca s’affaissa sur sa couche. Un cri rauque s’échappa de sa gorge. Elle perdit connaissance, l’âme déchirée par l’intensité de sa souffrance tant physique que morale.


CHAPITRE XIX

L’AMOUR VERSUS LE DEVOIR


Comme des avions après leur ciel conquis
Reviennent sur la terre où leur force naquit,
Nous ne pouvons longtemps vivre d’apothéoses.

Alphonse Beauregard.


Le quartier-maître sonnait la diane au moment même où Théodore se hissait sur le pont. Le son glissait sur les eaux, les monts répétaient l’appel du gong, la lumière vibrait et saccadait sur le bleu de la mer.

Sur le pont, d’une parole brève, le capitaine commanda : « Machine avant. »

De la proue à la poupe, le Neptune eut un long frémissement, une plainte quasi-humaine. Cédant à la force impulsive de la puissante machinerie qu’était son cerveau, il se détacha de la masse liquide qui l’enserrait, s’y labourant un profond sillon, prit son essor, pointant son avant sur l’étroite embouchure de la baie, où il contournerait la pointe Oulouksigne, abritant le hameau esquimau.

Théodore, l’âme torturée de désirs contraires, la pensée confuse, se tenait immobile, sur le tillac, vivante statue de la douleur. De grosses larmes coulaient silencieusement sur ses joues. Son fidèle compagnon, compatissant à sa souffrance, étaient étendu à ses pieds, l’épiant, l’observant. De temps en temps il portait sa jumelle à ses yeux. Il distinguait entre les autres le toupie où habitait sa femme,