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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

approchés et tous étaient tombés sous ses balles.

En un instant les dormeurs furent sur pied et habillés. La chair crue disparut en un clin d’œil. Le bruit des molaires, broyant l’aliment sauveur, rompait seul le silence de la nuit.

Le repas terminé, les trois hommes conseillèrent à leurs counés[1] de se remettre au lit, le temps étant froid et la hutte sans feu. D’un tour de main les chiens furent attelés et l’on se dirigea sur le lieu du massacre. Les loups n’avaient pas eu le temps d’y venir dévorer les carcasses. Elles furent vidées, écorchées, débitées, mises sur les traîneaux et l’on reprit le chemin du home.

Infatigable, Koudnou repartit avec deux chiens s’aventurant sur la banquise à trois milles du rivage. Une heure plus tard, il revenait avec un énorme phoque. Grande fut la joie générale. Les femmes allumèrent leurs lampes babillant comme seules elles savent faire, et l’on se mit à l’ouvrage. Elles préparèrent les peaux, se mirent à raccommoder les habits déchirés dont quelques-uns étaient en lambeaux, firent sécher au soleil les habits et les couvertures mouillés. Les hommes donnèrent une carcasse entière de caribou à leurs chiens, et eux aussi se mirent au travail. Il fallut pratiquement refaire les cométiques que le trajet au milieu des glaces cahoteuses avait démantibulés. De la peau du phoque il fallut refaire trois attelages complets pour remplacer ceux que les chiens avaient dévorés pendant la disette. L’on se reposait tout en travaillant. Trois jours furent ainsi occupés.

Le trois mai, le soleil ne se coucha qu’à onze heures du soir. Le printemps commençait pour de bon.

À cette date Théodore se rendit un après-midi sur une montagne isolée de la baie Agou et avec l’aide de ses deux Esquimaux construisit un cairn de pierres sèches, à la base duquel il déposa un record abrégé de ses observations.

Avant son départ d’Ottawa, le ministre de la Marine avait demandé à Théodore de contrôler la découverte de l’île New Island rapportée par l’explorateur américain Hall, en 1861.

Hommes et quadrupèdes ayant repris leurs forces après un repos de quatre jours, Théodore mit à exécution ce projet. Le cinq mai au matin, il fit Koudnou atteler douze des meilleurs chiens sur un cométique et l’on partit à l’Ouest par Nord. À deux heures et demie, de l’après-midi l’on foulait du pied l’île. Sur le point le plus élevé, une centaine de pieds au-dessus du niveau de la mer, Théodore installa son théodolite et en fit la triangulation. De ce point, il se dirigea vers le sud et il releva la baie Encampment, dont l’entrée est protégée par deux caps imposants d’un gris sombre. L’aspect était idyllique, leurs sommets étant alors couronnés de nuages pourpres.

À huit heurs ce même soir, l’on était de retour au logis. Les records arctiques d’un voyage en cométique trainé par les chiens étaient battus ; en douze heures, Théodore et son associé avaient couvert une distance de soixante-quatorze nœuds, soit quatre-vingt-cinq milles.

Après quelques explorations dans le détroit Fury et Hecla, le parti se dirigea vers le nord, traversant l’isthme séparant Agou du golfe Admiralty. À ce dernier endroit, notre explorateur rattacha ses observations de l’automne précédent à celles faites au cours de cette dernière randonnée.

Durant ce trajet par voie de terre, Théodore se délecta d’un mets esquimau nouveau pour lui et dont il ne connut la provenance que quelques jours plus tard. Les explorateurs étaient campés à la tête du lac Ivisarocto. À l’heure du souper, Koudnou apporta entre autres plats, quelques tranches d’un pâté gelé, d’une couleur verte tachetée de points noirs. Tous savourèrent ce régal, Théodore comme les autres. Cette entrée avait un goût de choucroute, d’épinards et de feuilles de navets fortement épicés, d’une sapidité flattant le palais. Quelle ne fut pas la surprise de notre héros, lorsque plus tard il se rendit compte que ce fricot provenait de la panse du caribou, où il avait été assaisonné par les sucs gastriques de l’animal, pour le bien-être des habitants du Nord.

Le caribou arctique est un ruminant dont l’estomac est divisé en trois parties comme le bœuf, le mouton, etc. Les aliments, mastiqués et avalés, s’emmagasinent dans la première panse où ils subissent une trituration chimique avant de revenir à la bouche de l’animal, qui les ruminent.

L’Esquimau, se nourrissant exclusivement de viande et de poissons, remplace la farine, les légumes et les fruits qui lui sont totalement inconnus, par le contenu non ruminé de la panse du renne. C’est un changement utile à sa diète journalière lui fournissant

  1. « Couné » Femme, compagne de l’homme.