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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

le même toit répugnait à son sens moral. C’est dans l’intimité la plus absolue qu’il voulait livrer toute son âme.

Seule la nuit entendrait l’échange des serments chuchotés, les soupirs, les mutuels consentements. Le soir, les deux huttes bâties, après un souper sommaire composé de viande crue, de café chaud et de biscuits matelot, l’on se retira pour la nuit.

Introduite dans sa hutte, Pacca y étendit les couvertures, disposa la lampe de pierre et l’alluma. Très naturelle, mais un peu timide, son ménage terminée, elle vint s’asseoir près de son homme.

De ses bras vigoureux il l’enlaça. Leurs lèvres s’unirent dans une adoration réciproque. Comme le gui s’attache au chêne, ainsi s’accrochait-elle à celui que son cœur avait choisi pour soutien, toute frémissante d’expectative.

« Ne regretteras-tu jamais de m’avoir fait ta femme ? murmura-t-elle à son oreille. M’aimeras-tu toujours ? Saurai-je te rendre heureux ? Je suis trop heureuse, j’ai peur de l’avenir. »

« Ne crains rien, ma toute chérie, lui dit-il. Ne suis-je pas à toi ? Mon cœur a été secoué de bien des émotions dans le passé, mais jamais il ne connut l’amour tel que je l’ai éprouvé le jour où je t’ai connue. Ma Pacca, mon adorée. »

Tard dans la soirée ils causèrent ainsi. De temps en temps d’un geste lent elle se dégageait de son étreinte et adroitement, de son ongle, mouchait la mèche de mousse de sa lampe.

Cette première nuit passée ensemble, imprima à leurs âmes un attachement plus subtil, une satisfaction toute divine. Le sommeil fut profond et réparateur.

Théodore, éveillé à bonne heure, contemplait le fin visage de sa compagne. Confiante, elle dormait comme un enfant, la tête sur son bras droit. Des songes fleuris peuplaient son sommeil, car elle souriait. Les yeux de Théodore buvaient ses traits. Son esprit l’enveloppait de chaudes caresses. Sa pensée s’enfuit au loin : Quelle différence entre cette union primitive, et celles de la civilisation, où tout est factice. Préparatifs harassants, cérémonies exténuantes, repas gargantuesques d’où la fiancée sort énervée, fatiguée, ahurie. Voyage prosaïque au bruit des sirènes et des ferrailles accompagnant tout démarrage d’un lourd convoi. Sensibilité émoussée, intimité pervertie par les regards de tous les spectateurs. Enfin, seuls dans le compartiment du wagon-lit, ce sentiment répulsif, lorsque le moricaud vient, préparer le lit nuptial.

Quel contraste, murmura-t-il ! Ici, tranquillité absolue. Le ciel pour témoin. Pour abri, un toit de neige. Au dehors, halène la brise polaire. Dans nos cœurs, l’amour vivifiant, fidèle et chaste.

L’aurore du lendemain rythmait le point du jour en un arpège lumineux, les notes silencieuses s’égrenant tout le long de la terre. Les chiens quittaient un à un leur couche froide, s’étiraient et se secouaient.

Pacca entrouvrit les yeux. Voyant son mari penché sur elle, elle eut un sourire attendri de doux remerciement. Son bras nu, gras et potelé se détacha de son corps. Le passant autour de son cou, elle l’attira doucement à elle, les lèvres roses et tendues. À cette coupe enchanteresse il but à longs traits.

Des murmures se faisaient entendre de l’autre iglou. Il fallait s’arracher à cette étreinte. De la douce chaleur du lit passer aux morsures sadiques du froid, mettre sur sa chair nue des habits gelés.

La routine quotidienne recommençait. Ce ne fut qu’après cinq jours de marche que l’on atteignit le cap Kater, dernière pointe de terre relevée par les explorateurs précédents. De cet endroit en allant vers le sud, l’on devait suivre des côtes inconnues que les Esquimaux eux-mêmes ne fréquentent pas.

Un arrêt forcé d’un jour retint la caravane en ce lieu. Théodore devait repérer sa position et établir une base de référence pour la mise en plan de son travail. Au moyen de son théodolite il établit sa latitude et sa longitude. Il s’assura du fonctionnement de son compas solaire, avec lequel toutes ses courses seraient établies et dont les degrés sur le vernier lui donneraient les différents angles requis pour fixer la configuration des côtes. À l’arrière d’un des traîneaux, il installa une roue, muni d’un podomètre, afin de contrôler les distances parcourues.

Le voyage vers l’inconnu fut repris avec en plus l’attrait scientifique de son travail. Chaque jour, à midi, avec son sextant et un horizon artificiel il contrôlait ses observations précédentes. Lorsque la nourriture se faisait rare l’on dételait un chien, qui s’en allait à la recherche d’un trou de phoque. De temps à autre, l’on tuait un ours polaire dont la chair forte et de très mauvais goût, était réservée aux chiens à leur unique repas du soir. Le douze avril, le parti atteignit, par latitude 71 degrés, 15 minutes nord, une pointe formant l’ouverture d’une baie profonde, dont