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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

un baiser prolongé, gage sacré d’un amour longtemps contenu, réciproquement partagé.

Elle se dégagea lentement de son étreinte, frissonnante sous sa chaude caresse.

« Mon ami, lui dit-elle, moi aussi je vous aime et je ne suis plus la maîtresse de mon cœur. J’ai combattu loyalement l’attrait qui m’entraînait vers vous. Je ne vous ai pas refusé le témoignage de mon amour, mais à l’avenir il ne devra pas se répéter. Je ne puis vous enlever aux vôtres. Dans quelques mois vous regagnerez votre pays, et la petite Pacca sera vite oubliée. Il vous serait impossible de vous habituer à notre genre de vie si je devenais votre femme. Tout devrait vous éloigner de moi, votre religion, votre civilisation, votre race, vos habitudes, que sais-je encore ? »

« Non, Pacca, reprit Théodore. Notre union est scellée. Ce baiser, comment l’oublier ? Tu dis être une petite sauvagesse, une primitive. N’en rougis pas, chérie, car tu es de beaucoup supérieure à nos civilisées raffinées. C’est toi que je veux et je t’emmènerai dans mon pays ! »

« Mais, cela est impossible, répondit-elle. D’abord vous rougiriez de mes gaucheries. Je ne saurais comment marcher, m’asseoir autrement que par terre, manger, m’habiller. Même mes prières sont différentes des vôtres, quoique nous adorions le même Dieu. Ce ne serait probablement pas un obstacle sérieux, car d’après ce que vous m’avez raconté des cérémonies catholiques, je les préfère à la sécheresse de nos offices anglicans. Ce qui m’attirerait davantage à votre religion c’est bien la déférence, l’amour, la dévotion qu’elle a pour la mère de son Dieu. »

« Il y aurait moyen de tout concilier, ma Pacca. L’amour ne connait pas d’obstacles. »

« Quelquefois oui. Si je refuse le vôtre, c’est qu’un autre m’attache à cette terre. »

« Comment ? » reprit-il vivement, la jalousie le mordant au cœur, « vous en aimez un autre, votre cœur est promis et vous acceptez ce baiser que vous m’avez rendu après tout ? »

Sa voix se faisait rauque.

« Je ne vous ai pas donné de baisers, lui dit-elle. Vous avez profité d’un instant de rêverie, de sentimentalité chez moi pour me l’imposer. Vous avez tort de me juger comme vous le faites. Oui ! il y a un autre amour qui m’empêche de vous suivre au pays du soleil : celui de mon père et de ma grand’mère. Ils ont besoin de moi. Un jour viendra que je serai leur seul soutien et mon devoir doit l’emporter sur mon cœur. C’est dur quelquefois… » Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues décolorées.

« Pardon ma Pacca ! Je t’aime tant, que je ne raisonne plus. »

Tendrement il l’attira vers lui, sécha ses pleurs et l’aida à se relever. Engourdis par le froid, ils durent faire une série de mouvements brusques et rapides pour activer la circulation, après quoi ils regagnèrent chacun leur domicile, ne se séparant qu’au pied de la montagne dont ils avaient dégringolé les lianes abrupts d’une course rapide et par maintes glissades involontaires. Leurs cris de joie réveillaient les échos et ils s’amusaient comme des écoliers en rupture de ban.

Au moment de se séparer, il voulut de nouveau embrasser son amie. Le contact de ses lèvres lui avait fouetté les sangs et il voulait de nouveau s’abreuver à cette source vivifiante.

Pacca lui posa gentiment sa mitaine poilue sur la bouche. « Il ne faut pas, dit-elle. Essayez d’oublier, nos cœurs meurtris se cicatriseront. Le temps est un grand guérisseur. Moi, ajouta-t-elle plus bas, je n’oublierai jamais, je t’aime trop. »

Faisant volte-face, elle disparut en arrière des gros rochers encombrant la pointe Oulouksigne.

Théodore regagna sa cabine à bord du Neptune. Ni le travail, ni la lecture ne l’intéressèrent. Il cherchait une sortie de l’impasse dans laquelle il s’était engagé. Renoncer à son amour, il n’y songeait pas.

La cloche annonçant le souper le tira de sa rêverie. Le vieux capitaine le laissa s’asseoir, eut un sourire énigmatique et lui demanda s’il avait aperçu le soleil. Sur sa réponse affirmative et comme il commençait une description du phénomène, le capitaine lui dit : « Vous auriez pu attendre au sept. À cette date son lever sera visible du bateau. Vous ne devriez pas faire seul l’ascension périlleuse de ces montagnes », et son sourire creusa deux fossettes sur ses joues. Du regard Théodore remercia le capitaine de sa discrétion, ne tenant pas à ce que ses compagnons fussent au courant de sa promenade sentimentale.

Deux jours plus tard, le phénomène observé du haut des montagnes était visible au fond du havre. L’équipage, réuni sur la glace, attendait anxieusement l’apparition de l’astre-dieu. Dès qu’il se montra, Théodore scruta la physionomie de ses voisins. Tous avaient le teint terreux et verdâtre qui l’a-