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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

Neptune avaient aperçu au sud, quelques degrés au-dessus de l’horizon, une lueur crépusculaire. De jour en jour ses rayons augmentaient et teintaient de rose le fronton des glaciers. Il y avait alors quelques heures de demi-lumière tous les jours. D’après les calculs des officiers, le soleil devait apparaître le cinq février.

La longue nuit polaire avait engourdi ces hommes robustes. Tous soupiraient après la venue de l’astre-dieu. Du Neptune, au centre de la profonde cuvette formée par la baie Arctique dont les hautes montagnes fermaient l’horizon, il s’écoulerait encore une semaine, avant que le soleil y fût visible. Théodore se décida donc d’escalader les monts et de jouir en égoïste du superbe spectacle. Il passa la soirée du quatre à l’iglou de Nassau et obtint de celui-ci son consentement à ce que Pacca l’accompagnât. Escorté de son amie, le cœur joyeux, l’âme en joie, ils partirent à neuf heures pour l’ascension des pics. À onze heures ils étaient installés sur le point le plus élevé surplombant le golfe Admiralty. Il faisait un froid vif, cinquante degrés sous zéro. Ils se blottirent l’un contre l’autre, se disant des riens comme seuls les amoureux savent en dire et même les comprendre. Un calme plat, glacial, les tenait dans son étreinte glacée. À l’horizon, l’aurore se mettait en frais. Des rayons multicolores s’élançaient de l’horizon comme les lames d’un glaive sanglant tordues par les flammes d’une fournaise invisible. L’illumination chassait peu à peu l’obscurité des antres, des vallées étroites et profondes comme des abîmes, jouait sur la façade perpendiculaire des glaciers, couronnait d’un feu de joie les pointes acérées des pics mordant le firmament, profilait des ombres démesurément accrues sur les glaces blafardes de la baie. Les jeux de lumière changeaient, variaient à l’infini. Le sud était illuminé, éclairé, auréolé. Le nord restait froid, noir, sombre et profond, antithèse céleste, combat du néant contre l’existant. La nuit cyclopéenne, régnant depuis trois mois, refusait, même à cette heure, de replier son manteau. Théodore et sa compagne s’étaient tus. Elle s’appuyait frileusement sur lui ; il avait sa main sur son épaule, tandis que de sa droite il tenait son chronomètre. À midi moins quelques minutes une véritable pyrotechnie sidérale éblouit leurs vues, l’intensité du déploiement lumineux se produisant au-dessus de la chaîne de montagnes qui bornait la côte sud du golfe Adams. L’orbe supérieure du soleil apparut alors à leurs yeux, vision fugitive qui ne dura que quelques secondes, détachant plus profondément le fond obscur des ravins noyés dans l’ombre. Le monde extérieur était oublié, et n’existait plus pour ces deux êtres qu’un attrait commun avaient réunis pour ce spectacle. Ayant dégusté visuellement ce cinéma céleste, Théodore soupira longuement et jeta un regard sur sa compagne. Un cri s’échappe de sa poitrine.

« Qu’as-tu Pacca ? Serais-tu indisposée ? Ton teint est glabre ? Tes lèvres sont pâles, elles sont vertes même ! Mais qu’as-tu donc ? Tu me fais peur ! Parle ! parle vite ! »

« Ne craignez rien, je suis très bien portante. Croyez-vous avoir une complexion meilleure ? Notre hiver sans soleil donne à tous ce teint cadavérique. On ne constate cet effet de la longue nuit boréale qu’au retour du soleil. Dans deux semaines il n’en paraîtra rien, car peu à peu, à mesure qu’il montera à l’horizon, le sang vivifiera notre organisme, le teint se pigmentera et reprendra sa couleur normale. »

Ils restèrent encore quelque temps à contempler les lumières fugitives et changeantes du soleil disparu, aurore et crépuscule se confondant. L’horizon était d’un rouge vif, diminuant en intensité au fur et à mesure que la lumière s’en éloignait.

Pacca était songeuse. « Je ne puis comprendre, dit-elle doucement, que l’Esquimau ne soit pas un adorateur du soleil. Son apparition met fin à la famine, et à la vie oisive et sans charmes d’un long hiver sans lumière. Il redonne la santé et fait naître l’espérance au cœur de tous. Il est l’image du vrai Dieu, tandis que Sedna, que représente-t-elle au juste ? Elle habite les abîmes profonds de l’Océan, où il n’y a pas de soleil naturellement. Curieuse cette croyance, dit-elle, en se tournant vers Théodore.

Surpris de l’intensité de son regard, du calme de son être, de la finesse de ses traits encadrés par la blanche fourrure ourlant le capuchon relevé sur sa tête, il sentit croître en son cœur un désir incontrôlable d’en faire sa femme.

« Pacca, reprit-il, tu ne saurais croire l’impression que j’ai ressentie lors de notre première entrevue sur North Devon. Mon cœur a été pris, je ne le possède plus. Jamais ma bouche n’a encore exprimé ces sentiments, mais, mon adorée, je t’aime, sois mienne ! »

D’un élan passionné il l’enlaça de ses bras vigoureux, la pressa sur sa poitrine, ses lèvres cherchèrent les siennes, s’unissant dans