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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

Les lits en peaux de rennes, formant sièges, furent disposés au fond de la cabane, et la lampe à huile de baleine, creusée dans une pierre ponce, placée près de l’entrée, ouverture basse par laquelle il faut pénétrer à quatre pattes.

Le sept octobre, les « cométiques »[1]tirés par les chiens-loups des Esquimaux voyageaient sur la surface unie et solide de la baie. La température se maintenait très froide, le mercure descendant même en bas de zéro.

À cette époque plusieurs expéditions furent envoyées en différents endroits. Théodore eut en partage le relevé du golfe Admiralty, avec ordre de pousser jusqu’au détroit de Fury and Hecla.

La veille de ce départ, il s’en fut passer la soirée à l’iglou de Nassau, le père de Pacca. La jeune fille était enfin retrouvée ! Son charme si naturel, ignorant ce que le monde civilisé nomme les convenances, lui alla droit au cœur. Il ne put s’empêcher de lui dire comment sa conversation l’intéressait ; il lui donne même à entendre qu’un sentiment plus doux que celui de l’amitié l’entraînait vers elle.

Souriant finement, elle lui dit :

« Je vais veiller sur mon cœur, car il ne faut pas qu’il prenne la préférence sur ma raison. N’oubliez pas que vous avez là-bas des amis et des parents que vous ne pouvez pas oublier. Votre pays doit être plus beau que le mien, car c’est lui qui nous envoie les brises chaudes de l’été et le beau soleil que vous avez tant admiré. Je veux bien être une amie et vous aider autant que je le pourrai. »

Vous m’avez dit vouloir étudier la langue esquimaude et recueillir nos légendes. À votre retour du voyage que vous êtes à la veille d’entreprendre, je veux bien vous initier aux secrets de notre langue. Vous avez déjà un bon vocabulaire inscrit sur votre calepin. Il s’agira surtout de voir à l’agencement de ces mots pour en faire un langage parlé. Quant à nos légendes, j’en suis plutôt ignorante, vu l’éducation chrétienne qui m’a été donnée à Blacklesad. Mais, « analouyik »[2]et papa vous les raconteront toutes. Je vous les interpréterai. Je vous aiderai aussi dans le travail que vous vous proposez de faire en décrivant nos us et coutumes. Ils sont si peu intéressants que je ne vois pas qu’ils vous enchantent. » Se tournant vers son père, elle lui dit en esquimau :

« N’est-ce pas, père, que vous me raconterez toutes nos légendes, pour ce bon « cablouna »[3]qui veut les raconter à son peuple ? »

« Mais si, lui répondit-il et ta grand’mère aussi t’en racontera. Elle en sait beaucoup, Car son mari était « Anguécouk »[4]et possédait des secrets et des pouvoirs que nous n’avons pas. »

Sur le désir de Théodore, elle lui raconta les croyances esquimaudes sur l’origine de l’homme.

« Lui, reprit-elle, c’était le premier homme-esprit qui a tout créé, d’après nos croyances. Des descendants de sa fille, l’Esquimau est son peuple préféré, et il lui a donné le nom d’Inuit, ce qui veut dire le « peuple ». Il n’y a que les Blancs qui nous appellent des Esquimaux. Nous sommes des Inuits.

Changeant le ton de la conversation, elle lui dit : « Ainsi vous partez demain pour un long voyage : Serez-vous absent longtemps ? »

« Probablement deux lunes », répondit-il.

« C’est long, soupira-t-elle. Je voudrais bien que vous n’eussiez pas trop à souffrir. Cette saison-ci en est une très mauvaise pour les voyages. L’on m’a dit que les gens vous accompagnant n’amenaient pas leurs femmes, est-ce vrai ? »

« Certainement que c’est vrai. Cette promiscuité de gens de sexes différents voyageant, mangeant et couchant sous le même abri n’est pas convenable. »

Souriant finement elle reprit : « Vous penserez autrement à votre retour. La femme esquimaude est l’aide efficace et absolument nécessaire dans toute expédition. Son absence vous causera un surcroît de misères et une foule d’inconvénients. Nos hommes sont bien disposés, mais ils sont encore païens. Certains travaux leur sont « tabous ».[5]Qui entretiendra le feu de votre

  1. Cométiques. Traîneaux esquimaux très longs et étroits dont les barres transversales, espacées de deux pouces, ne sont ni vissées ni clouées, mais fortement ficelées avec de la babiche, ce qui permet à ces traînes de voyager sur les glaces raboteuses sans se démantibuler.
  2. Grand’mère.
  3. Cablouna. Terme générique employé par les Esquimaux pour désigner tout homme de la race blanche.
  4. Anguécouk. Sorcier, devin, magicien.
  5. Tabou. Défendu par leur croyance religieuse.