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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

compas étant tout à fait inutile dans ces régions. À un moment, l’un des hommes entendit un bruit à peu près semblable à celui que fait un torrent impétueux.

« Machine arrière », cria le capitaine.

L’ordre fut obéi à la minute. La chaloupe était au milieu de récifs dangereux, entraînée par un fort courant et elle toucha fond.

Quelques minutées d’angoisse et chacun se mit à l’œuvre pour l’en dégager. Le brouillard devenait de plus en plus opaque. L’ordre fut donné de jeter l’ancre. Vu qu’il n’y avait pas de guindeau sur l’avant de la chaloupe pour faire mécaniquement ce travail, Théodore en deux enjambées fut sur l’avant-pont. Saisissant le grappin, d’un poids de soixante livres, il le jeta par dessus bord. Malheureusement pour lui, un des becs de l’ancre accrocha le haut de son habit et il fut entraîné au fond de l’eau, à une profondeur de quatorze pieds.

« Sedna me veut en son paradis, pensa-t-il, et je ne tiens pas à y aller. Pourvu que l’on fasse diligence là-haut ! »

En un tour de main, il fut retiré de sa mauvaise position, et bien à temps, car il était inconscient lorsqu’on l’étendit sur le pont. Revenant à ses sens il dit au premier officier :

« Quelle idée bête ai-je eue d’aller déposer cet ancre au fond de l’eau. Quel froid baiser. Je n’ai pu ni examiner la formation géologique, ni étudier l’archéologie de l’hypogée humide où j’ai été entraîné. »

Deux heures anxieuses s’écoulèrent après cette alerte. Enfin, la brume s’éleva d’une vingtaine de pieds au-dessus de la mer, l’équipage constatant avec stupeur que l’on s’était fourvoyé, au milieu d’une cinquantaine de petits îlots formant une chaîne de brisants à marée basse. Ils avaient mouillé près d’un des plus étendus, de cent pieds de longueur par trente-cinq pieds de hauteur. Sur cette éminence ils bâtirent un cairn de pierres sèches dans lequel ils placèrent une note, au cas où ne revenant pas à l’endroit désigné par le capitaine Bertrand, il eût pu les retracer.

De là ils gagnèrent la baie White, à l’est du goulet Milne. Traversant la baie, un des tubes de l’engin creva. L’eau en se répandant sur les charbons ardents causa une explosion qui heureusement n’eut pas de suite grave. À la rame l’on se rendit au fond de la baie, mouillant au pied d’une montagne de 3 530 pieds d’altitude. Heureusement qu’en explorant Oliver Sound, ils avaient trouvé un morceau de bois rond, de trois pouces de diamètre, ayant cinq pieds de longueur. Trouver du bois dans ce pays, où il n’y a pas un arbre est toujours une surprise et ils l’avaient ramassé. Il leur fut d’une grande utilité pour fermer le tube brisé.

Tandis qu’ils étaient occupés à ce travail, une avalanche de terre s’étant détachée du flanc de la montagne les ensevelit presque, et ils ne durent leur salut qu’en se jetant dans la chaloupe qu’ils poussèrent au large en grande hâte. Ces accidents n’altérèrent en rien leur joie de vivre et leur bonne humeur. Les baies qu’ils avaient explorées, encaissées dans des précipices, étaient de toute beauté. Les eaux en étaient d’un bleu opaque, indice de leurs très grandes profondeurs. De distance en distance, ces montagnes étaient coupées de vallées profondes dont le vert tendre, succédant au blanc cristallin des glaciers, tranchait sur le noir des rocs métamorphiques. Ici et là ils rencontrèrent les vestiges d’anciens campements esquimaux. Enfin, le quatorze au matin, ayant marché toute la nuit, l’Artic Junior s’amarrait au flanc du Neptune, au fond de la baie Milne, — tel que convenu.

Quelques heures avant d’accoster le bateau, leur marche avait été retardée par un incident tout à fait original, et dont bien peu d’explorateurs sont témoins : l’explosion d’un iceberg. Les hommes de la science ont expliqué ce phénomène par la dilatation des bulles d’air, échauffées par les rayons solaires, bulles d’air qui furent emprisonnées dans ces monts de glace lors de leur formation dans les glaciers. Cette déduction est très logique, car ce prodige ne se produit que tard en été, après une suite ininterrompue de jours ensoleillés. Nos explorateurs approchaient le fond du golfe Milne, s’approchant d’un iceberg à bâbord, haut de cent quinze pieds et ayant de 800 à 1 000 pieds de diamètre. L’imagination peut donner une idée de la masse énorme de ces îles flottantes, lorsque l’on sait que pour chaque pied hors de l’eau, il y en a neuf de submergés.

Ils n’en étaient plus qu’à un quart de mille lorsqu’un crépitement sec comme le bruit d’une mitrailleuse se fit entendre. Très étonnés, ils tournèrent leurs regards dans la direction de la canonnade. Quelle ne fut pas leur surprise de voir se détacher du flanc et du sommet de l’iceberg des morceaux de glace de toutes les dimensions, tom-