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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

val, homme très instruit, parlant couramment le français, l’anglais et l’allemand. Venu en ces parages il y a une vingtaine d’années, il s’est laissé ensorceler par les beautés et l’attrait irrésistible du Nord. Il a rencontré une jeune Esquimaude qui lui a pris son cœur. Quoique menant la vie dure et remplie de privations des naturels du pays, il n’a jamais voulu retourner à la vie civilisée. Vous êtes un peu romanesque, mon ami, prenez garde à vous ! Les fils ténus qui enserrent l’âme deviennent vite des chaînes que l’on ne peut briser. Il y a une certaine émanation dans l’atmosphère arctique, dans ce pays aux contrastes si tranchés qui domine l’homme, se l’accapare et le retient presque malgré lui, l’enrobant de sa féerie et le clouant au sol. Tenez, à l’est, voyez ces nuages papilionacés. Ils vibrent dans la lumière, imitant le battement d’ailes d’immenses libellules. Comme elles, ils sont colorés de vert pâle et de lilas, et, comme elles, éphémères, car déjà ils se fondent et disparaissent, antithèse de notre monde connu. »

« La lumière dans ces régions est vivante. J’en suis à mon dixième voyage dans les mers arctiques. Chaque printemps, lorsque je suis dans mon home dominant la falaise du vieux Québec, l’appel du nord se fait sentir : venir ici me retremper, me rajeunir. Pourtant, je sais qu’un hiver passé sous ces latitudes devrait à jamais nous dégoûter de ces horizons. »

« Trois mois de nuit boréale ! C’est affreux ! Les froids ! les tempêtes ! un affaissement moral de toute la vitalité ! Comme les plantes anémiques conservées dans les caves, l’homme devient morose, grogneux, hâle, étiolé ! Vous constaterez vous-mêmes cette antinomie. Mais, au premier rayon du soleil, lorsqu’en mars l’on voit son orbe supérieur apparaître pour la première fois, une fraction de seconde au-dessus des montagnes, toutes les angoisses sont oubliées, un philtre roboratif circule dans les veines avec des liens qui d’année en année deviennent plus intenses. »

Devisant, notant et observant, les quelques jours requis pour le trajet de North Devon à Ponds s’écoulèrent rapidement. Le huit août, le Neptune jetait l’ancre dans la rade Albert, havre formé par un élargissement du détroit Ponds, et protégé par de hautes montagnes.

Le lendemain matin, le capitaine fit appeler Théodore à sa cabine.

« Le Neptune va faire escale ici. Je connais votre besoin d’activité, de mouvements. Je vais vous faire appareiller notre petit yacht à vapeur « L’Artic Junior » pour une croisière dans les baies et les fjords découpant la côte Nord de Baffin. Choisissez quelques hommes pour vous accompagner. Vous n’aurez pas à revenir ici, vous vous rendrez au fond de Milne Inlet où nous serons dans quatre jours. »

Cette perspective enchanta l’ingénieur.

« Puis-je choisir moi-même mes hommes ? » demanda-t-il au capitaine.

« Faites votre choix. Surtout ne perdez pas de temps car la course que vous avez à fournir est assez longue et vous n’avez que quatre jours pour faire ce relevé. »

« Très bien, mon capitaine, vous serez satisfait. Dès ce midi, nous partirons. »

En quittant la cabine du capitaine, il descendit quatre à quatre l’escalier conduisant du rouf à la cabine du maître-coq. « Vite, stewart, s’il vous plaît, faites préparer des provisions pour sept hommes. Nous partons dans trois heures. »

Il s’engouffrait dans le corridor :

« Holà, monsieur le pressé, lui lança cet appréciable employé, partez-vous pour deux jours ou pour un an ? »

« Pardon, j’oubliais, quatre jours. »

De là, il s’en fut trouver le premier second qu’il savait être très bon navigateur. Celui-ci accepta avec plaisir le poste de capitaine pour l’expédition. De l’ingénieur-mécanicien il obtint un graisseur, promu mécanicien, et un chauffeur. Pour aider à la manœuvre générale, un matelot fut choisi pour prendre charge de la chaloupe remorquée par le yacht et contenant le combustible et les provisions. Il s’adjoignit aussi ses deux aides, un minéralogiste et un naturaliste.

Le repas du midi pris à bord, l’équipage au complet, l’Artic Junior quitta les flancs du Neptune, se dirigeant vers l’ouest.

Cette expédition, commencée sous d’aussi heureux augures, finit presque tragiquement. Quelque temps après le départ l’on constata que le yacht, qui n’avait que vingt pieds de longueur était surchargé par le poids de son engin. En effet, la ligne d’eau n’était qu’à six pouces du bord. Advenant une tempête, un naufrage était inévitable. Heureusement qu’il n’en fut rien, mais le danger vint d’un autre côté. Deux jours après leur départ, un brouillard épais les enveloppa. Ne voulant pas perdre de temps, l’on continua tant bien que mal la course, le