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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

plaintif aux notes cristallines et claires, monter de la terre au ciel. Nonobstant le vertige auquel l’homme est sujet lorsqu’il regarde dans le vide, il s’approcha du bord de la falaise, afin de constater si réellement son cœur ne mentait pas. Il avait cru reconnaître cette voix. Si c’était elle revenue, ramenée là par sa pensée dont l’aimant avait attiré sa barque. Sur le flanc du précipice, à deux mille pieds d’altitude, il se coucha de son long, et son regard plongea dans l’abîme. Un point noir évoluait en face de son campement. Quoiqu’il ne pût rien distinguer de précis, il eut l’intuition que sa visiteuse de l’autre nuit, avec cette grâce et ce laisser-aller naturels aux races primitives, était revenue vers lui. Il fut dépité de s’être absenté pour une expédition dans laquelle il avait presque péri. Il recula en rampant, se leva, siffla son chien, et se mit à ramasser les quelques effets qui traînaient aux alentours de son bivouac.

« Viens, mon chien, il faut bien retourner là d’où nous sommes venus. »

Rebroussant chemin ils parvinrent bientôt à l’endroit où ils avaient vu la mort de près. Avant de risquer la descente, Théodore examina le terrain. Après deux ou trois essais infructueux, il en vint à la conclusion que prendre ce risque, à cet endroit, équivalait à un suicide. Descendre ce mur perpendiculaire ne se pouvait.

« Il va nous falloir trouver un autre chemin, ma bête », dit-il à son chien.

S’éloignant un peu de la falaise ils se dirigèrent vers le nord. Trois milles plus loin ils arrivèrent au glacier remplissant la vallée. Les abords aussi en étaient précipiteux et impraticables. Ce glacier n’était pas un géant, tout de même, à cet endroit il mesurait bien 900 pieds de largeur. Ces rivières de glaces recèlent aussi bien des dangers insoupçonnés. Leurs mouvements de descente vers les mers polaires, quoique très lents, de neuf à quinze pieds par année, causent, surtout à leurs embouchures, des crevasses profondes et traîtres, car elles sont souvent recouvertes d’une mince couche de glace qui les cachent à la vue.

Étant au courant de ces dangers, Théodore fouilla son havre-sac, se rappelant qu’il y avait mis lors de son passage à Ponds Inlet, une longue babiche de peau de phoque, achetée d’un Esquimau. En effet, elle s’y trouvait. Il l’en retira et l’ayant étendue par terre, il constata qu’elle mesurait une trentaine de pieds de longueur. Il en essaya la force de résistance. Très satisfait de cette épreuve il l’attacha au cou et en arrière des pattes d’avant de son chien, car, en cas d’accidents, il ne voulait pas que la pauvre bête se pendît comme un malfaiteur. Ainsi équipé il commanda à son chien de prendre les devants, lui le tenant en laisse. Avec mille précautions ils franchirent la barrière de glace. Un accident en somme insignifiant ne survint qu’au moment où il arrivait à la rive opposée de la banquise. Entre elle et la terre ferme se trouvait la seule crevasse qu’ils eussent rencontrée. Elle n’avait qu’une dizaine de pieds de profondeur par six pieds d’ouverture. Prenant son élan, Pyré la franchit d’un bond, mais il eut la malencontreuse idée de s’arrêter et de voir si son maître enlèverait l’obstacle aussi bien que lui. Malheureusement pour Théodore, la laisse qu’il tenait toujours à la main s’enroula dans ses jambes au moment précis où dans un effort surhumain, il s’élançait pour le saut final. Ainsi, au lieu d’atterrir sur l’autre côté, disparut-il dans l’ouverture. Pyré, croyant son maître en danger revint à la hâte là où il était disparu, et sans attendre aucune recommandation se jeta avec lui dans l’étroit couloir, compliquant et doublant les difficultés de sortie. Ce ne fut qu’après une heure d’efforts qu’ils reprirent leur marche, sales, trempés, boueux. Se dirigeant toujours à l’est, ils traversèrent ainsi, la haute péninsule séparant la crique Cummings de la baie Croker. L’animal, sans fatigue apparente, plus occupé de son maître que de lui-même, l’homme, moins philosophe que la bête, maugréant…

Ce ne fut que sur le versant ouest de la baie Crocker qu’ils trouvèrent enfin un ravin abrupt, dangereux même, mais qui leur permit une descente un tant soit peu praticable. Lorsqu’ils atteignirent la grève, il était déjà quatre heures du matin, et notre explorateur constata qu’il était à vingt-sept milles de son campement.

Après un repos bien mérité, ayant dévoré un autre biscuit, et fumé une cigarette, le tout ayant duré une demi-heure, ils reprirent le chemin de leur logis temporaire. Suivant la grève, la marche fut moins pénible, et à une heure de l’après-midi ils atteignirent leur point de départ, fatigués d’une telle course et de leur longue veille. Théodore se laissa choir sur ses effets et regarda d’un œil distrait autour de lui. Sur la caisse de son sextant il vit un petit ob-