Page:Lavoie - Le grand sépulcre blanc, 1925.djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.
22
LE GRAND SÉPULCRE BLANC

quelle tout homme est assujetti. Non content de ce rôle passif je m’imaginais, nouveau dieu, de bâtisseur, devenu semeur, semant sur le monde des poignées de vérités couvées sous mon front orgueilleux. Semant des étincelles de fraternité, de vérité et de charité universelles dans les ténèbres de l’ignorance, je voyais s’étendre une conflagration dans laquelle se consumait les superstitions, les fanatismes, les haines, les sottises et les préjugés humains, créant ainsi un bûcher d’apothéose à l’intelligence éternelle de l’homme libre ! »

« Oui, reprit-il, malgré mon entraînement technique où l’attrait domine tout, j’avais enfourché Pégase, moi qui croyais avoir soumis mon imagination à ma volonté. J’ai chevauché sur ce coursier, mors aux dents, vers des régions sublunaires, où l’Utopie règne, mais ce que me voilà désarçonné ! Où en suis-je mon Dieu ? Il a suffi d’un faux pas pour me placer face aux réalités. »

« J’ai roulé ma bosse un peu partout ; j’ai goûté le calme du cloître où viennent mourir les bruits du monde. J’ai joui de l’existence fébrile et fastidieuse des grandes villes. J’ai médité à l’ombre des forêts, et sur les flots de nos immenses lacs. Ma pensée ardente voulait rénover le monde, mais, comme la montagne en travail, elle n’a enfanté qu’une souris. Avais-je oublié que l’homme n’est pas seulement matière mais qu’il a aussi une spiritualité distincte devant régner sur celle-là ? »

« Encore quelques degrés plus au Nord, et, orgueilleusement je foulais du pied le pôle, fin scientifiquement correcte d’un axe imaginaire autour duquel nous tournons et tournons. C’est ça, je suis un derviche tourneur ! »

« Quel pôle magnétique m’a attiré en ces lieux ? »

Ainsi raisonnait et philosophait notre ami. Perdu au milieu de ces solitudes granitiques, rugueuses et sauvages, assis sur un promontoire s’élevant à des milliers de pieds au-dessus des mers polaires, il oubliait le présent dans ses déductions métaphysiques. Le soleil irradiait l’horizon, ses rayons violacés patinaient les frontons des icebergs, ombraient les anfractuosités schisteuses des calcaires, les eaux de la mer reflétaient les alto-cumuli aux vives et chatoyantes couleurs. Le zénith scintillait comme un diamant à facettes, la nature entière attestait l’œuvre du Créateur, le Grand Architecte de l’Univers, Dieu ! Dans le calme éternel d’une nature grandiose il écoutait bruire le silence et l’entre-choc de ses méditations à la recherche du beau et du vrai.

Inconscient il laissait s’écouler le temps. La température ayant baissé de plusieurs degrés il frissonna, constatant avec surprise que le soleil venait de s’obscurcir et qu’une pluie fine tombait.

Me voilà bien pris se dit-il. La présence des cirro-nimbus hier soir eût dû m’avertir de ce qui m’arrive. Leur présence ne ment jamais : pluie avant vingt-quatre heures. Ils étaient tellement au Nord qu’ils auraient bien pu déverser ailleurs leurs eaux. Contre mauvaise fortune, faisons bon cœur. D’ailleurs ce n’est pas une pluie de durée car à travers le brouillard j’aperçois le bleu du ciel. Déjà trois heures de l’après-midi ! Brr ! mais qu’il fait froid ! En effet, son thermomètre de poche n’indiquait que 38 degrés. Viens Pyré, tu as assez dormi. Il faut nous réchauffer. Inutile d’essayer de retourner à nos pénates ce soir.

La pluie a rendu encore plus difficile notre retour. Je me demande même si nous pourrons jamais redescendre ces caps. La pluie monotone, pesante, froide, glacée tombait. Pas un abri, pas un gîte. À travers les cailloux il se mit alors à ramasser toutes les racines, les mousses et les herbes mortes qui s’y trouvaient. Dans peu de temps il en eut une bonne gerbée, avec laquelle il se bâtit un feu, bien maigre, bien misérable, donnant plus de fumée que de chaleur ou de flammes. Tout de même il fut fier de son œuvre. Encore une fois il remportait la victoire sur les éléments, il domptait la nature, cavale rebelle qui ne se laisse brider que par un effort soutenu.

Satisfait de lui-même il s’approcha de son feu et s’y accroupit, à la mode indienne, les jambes repliées sous lui. De l’ample poche de son habit il tira un biscuit marin, et de son havre-sac son thermos dont le bouchon à vis servait de tasse. Pour son compagnon il avait apporté un gros morceau de pemmican. Tous deux alors se mirent à manger, attendant le beau temps. Le soleil ayant percé les nuages à cinq heures, il put alors contempler à son aise le magnifique panorama se déroulant à ses yeux. Les côtes escarpées de Baffin se détachaient nettement, dentelant l’horizon de leurs fiers promontoires. À ouest par sud il entrevoyait les côtes plus basses de Sommerset-Nord. Au sud, l’horizon se perdait dans les eaux du détroit Régent. Il en était là de ses observations lorsqu’il crut entendre un chant