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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

course vers une mort certaine était vertigineuse.

L’abîme s’ouvrait sous eux prêt à recevoir leurs corps rompus, leurs chairs meurtries. Un saut de plusieurs cents pieds de hauteur les attendait. Secondes d’angoisses qui parurent un siècle. « Sauve-toi, Pyré ! Chacun pour soi ! Adieu ! »

Suivant l’ordre de son maître, le chien s’élança vers le sommet de la montagne. C’était l’effort d’un pygmée sur le manège monstre d’une gigantesque batteuse.

Il galopait, n’avançant pas il est vrai, mais n’étant pas non plus entraîné à sa destruction. Quant à son maître, la Providence, lui qui n’y croyait pourtant guère, veillait sur lui. Dans le chemin de l’avalanche se trouvait une arête, couronnant la paroi perpendiculaire du mont. Cette pointe résista à la poussée formidable de l’avalanche, la divisant en deux bras. Sur ce phare naturel notre ami fut porté par les débris et s’y cramponna avec la force du désespéré. Ses yeux horrifiés virent le plongeon fatal, rivière fangeuse dont le bruit l’assourdissait. Dix minutes au plus et le cataclysme avait pris fin. Théodore voulut alors poursuivre sa route, mais ses jambes fléchirent sous lui. Maintenant que tout danger avait disparu, la force physique faisait place à la peur. Par un effort surhumain il reprit son ascension, péniblement, lentement. Arrivé à l’endroit d’où il s’était senti entraîné, il y trouva son compagnon haletant, exténué. Instinctivement, il l’enlaça de ses bras, peut-être même l’embrassa-t-il.[1]

Le soleil avait dépassé le méridien, lorsqu’ils arrivèrent sur les hauteurs surplombant le détroit de Lancaster. L’immense plateau, dénudé, aride, s’étendait à perte de vue, plat, monotone. De place en place, un petit lac d’émeraude encore partiellement recouvert de glace, aux rives couvertes de mousses et de lichens d’un vert tendre, d’où émergeaient des millions de fleurs arctiques, en diamantait la surface.

Théodore l’avait échappé belle. Il s’assit sur une grosse pierre plate et se prit à réfléchir : Qu’est-ce après tout que la vie ? À quoi tient-elle ? Quel est cet instinct de la conservation, le plus fort qui existe en tout être créé, qui, en temps de danger décuple la force humaine, rend l’esprit si clair et si lucide que dans un éclair il embrasse et le danger et aussi les moyens de s’en préserver ? La réaction se faisait. Il se sentit faible. Sa vue se voilait et ses oreilles bourdonnaient. Que se passait-il donc en lui ! Allait-il comme une femmelette faire de la toile ? Il fit un effort pour se ressaisir, et de son cœur monta, fervent et sincère, un acte de remerciement à son Créateur. Sa pensée jusqu’alors n’avait pu songer un instant aux grands mystères de l’au-delà. L’idée du danger à éviter, arc-bouté sur le roc de l’instinct de la conservation matérielle ne lui avait pas laissé le loisir de songer à la vie spirituelle qui suit cette première. Sa vie entière, si souvent inutile, si souvent en contradiction avec les enseignements moraux du christianisme, déroula son film à sa vue intérieure. « Que l’homme est peu de chose », soupira-t-il. Un fil rompu et tout est fini. Philosophant ainsi, il prit son baromètre, constatant qu’il était à une altitude de 2 930 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Reprenant son soliloque intime :

« Moi, qui dans mon orgueil, avais pris pour règle de conduite de donner à mon pays le meilleur de mes travaux et de mes connaissances, connaissances que je basais sur des réalités palpables, moi qui voulais établir le bonheur et la vérité dans les sentiers de la science, où serais-je maintenant si ce roc protecteur n’eut arrêté ma chute ? »

Faire son devoir est une loi morale à la-

  1. L’accident ci-haut relaté est arrivé de fait, mais sur une montagne isolée au fond d’une baie immédiatement à l’est de Milne Inlet, la baie Whyte. L’auteur était accompagné de M. Wiliam Morin, matelot. Le bruit que fit la chute de cette masse de terre et de pierre fut entendue distinctement à deux milles de là par les quatre membres de l’expédition qui étaient à dresser des tentes pour la nuit. Ils virent bien le plongeon, d’une hauteur de plus de cent pieds, de toute cette masse boueuse, décrivant un quart de cercle dans le vide, avant que de reprendre contact avec les rochers du flanc de la montagne. Aucun d’eux ne soupçonna le danger couru par deux des membres de l’expédition. La terre détrempée qui se détacha ainsi du flanc de la montagne mesurait 800 pieds de front, par à peu près 400 en longueur et d’une épaisseur approximative de 4 pieds. L’on peut difficilement se figurer la force d’une telle masse glissant sur la surface assez unie du roc sous-jacent, dont l’inclinaison était de 63 degrés, dominant une muraille perpendiculaire de 50 pieds. L’auteur et son compagnon étaient alors à une hauteur de plus de 600 pieds de la base de la montagne.

    Pour être précis, l’incident est arrivé le 12 août 1911. Les observations prises par l’auteur situent cette montagne par 80 degrés, 30 minutes de longitude Ouest et par 72 degrés 27 minutes, 52 secondes de latitude Nord.