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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

dien du trophée acquis ce matin, et se dirigea vers sa cuisine. Sur un tapis de mousse et de fleurs il s’installa, divisant son repas en part égale avec son compagnon. Ce dernier eut même sa ration de thé au lait condensé. À l’eau claire d’un ruisselet sourdant d’une crevasse du rocher, il fit sa toilette.

« Agis à ta fantaisie, maintenant, vieux chien ! moi, je vais travailler. Penses-tu qu’elle va venir aujourd’hui ? Ne fais pas l’air si bête, tu sais de qui je veux parler, Serais-tu jaloux par hasard ? »

Caressant affectueusement la tête intelligente de la bonne bête, il se leva, roula une cigarette dont il aspira avec délices la fumée qui s’envolait en volutes circulaires. Il s’en fut à son embarcation d’où il sortit deux trépieds qu’il enfonça solidement dans le sable. Sur l’un d’eux il vissa son théodolite-magnétomètre et sur l’autre son aiguille aimantée servant à mesurer l’inclinaison.

Vu que ces observations de la déclinaison et des oscillations sont très longues et très absorbantes, il ouvrit un siège pliant et se mit à l’ouvrage, observant et notant de minute en minute, les degrés des verniers.

Au-dessus de sa tête un ciel lointain, très bleu, taché seulement au nord de quelques cirro-cumuli au blanc laiteux, semblables à un troupeau de brebis paissant dans les prairies de l’Olympe. Face à lui, l’eau calme du détroit, d’un vert glauque dont la surface était animée d’une multitude incroyable de guillemots-nandt, de mergules noirs, de labbes skua, de stercoraires pomarins, de goélands, de canards kakawi. Plus au large, des icebergs aux formes les plus variées dérivaient vers l’est et le sud, fatidiquement entraînées par les courants polaires, qui comme les hommes recherchent des climats tempérés.

« Déjà trois heures », dit l’ingénieur en regardant sa montre.

« Que le temps passe vite. Je vais maintenant établir ma longitude. Un autre jour j’observerai l’inclinaison magnétique et la mesure absolue de la déclinaison ».

« Le point exact où je me trouve étant établi, je pourrai comparer mes observations avec celles de l’Observatoire de Toronto, sur une donnée juste, sur une base scientifique établie. »

Reprenant son sextant, par une série de lectures, durant trois quarts d’heure, il nota les angles indiqués sur le vernier, dont le calcul des degrés devait lui indiquer la longitude où il se trouvait. Pour ce travail il se servit de son horizon artificiel dont le mercure reflétait le ciel.

Démontant ses instruments, il les remit dans leurs caisses respectives, recouvrant le tout d’une toile imperméable.

« Il est trop tard aujourd’hui pour faire l’ascension de ces monts, se dit-il. Tout de même je pourrais chercher un endroit par où cette ascension peut se faire, car d’ici, inutile d’essayer d’escalader ces murs abrupts. »

Il se dirigea alors vers le fond de la crique Cumming. Après une heure de marche, il l’atteignit. Il fut enchanté de voir qu’une vallée étroite et profonde, dans laquelle coulait un clair ruisseau, nourri par un glacier dont il voyait au loin la face, était le prolongement terrestre de ce fjord.

D’ici, répéta-t-il, je ferai bien l’ascension de ces rochers. Quel beau panorama, j’aurai là haut ! Les anachorètes étaient des sages, et leur amour de la solitude le prouve. Pourtant, il n’est pas bon que l’homme soit seul ! Faisant un mouvement brusque : Est-ce que par hasard, cette apparition d’hier ! C’est une hallucination ! il ne se peut pas que mon cœur soit dupe à ce point de mes sens.

Le lieu, les circonstances, l’étrangeté de cette rencontre, la féerie de la nature, le magnétisme émanant de cette terre apocalyptique ! tout s’explique ! Je suis envoûté ! Le vieux Thor est aigri de ce que j’ai envahi son domaine et voulu en arracher les secrets. La science ploiera toujours le genou devant une force spirituelle supérieure.

Monologuant ces pensées philosophiques, il rebroussa chemin. Il était près de onze heures du soir lorsqu’il arriva à son point de départ. Il se prépara un souper sommaire, et, quoique harassé par sa longue marche, il voulut revoir le soleil de minuit dans toute sa splendeur. Il avait deux raisons pour ce faire ; une fausse espérance que peut-être sa solitude serait égayée d’une apparition désirée, mais non voulue, se disait-il. L’autre considération, plus pratique, il voulait à cette heure, fait inusité et qui flattait son orgueil professionnel, prendre une observation solaire, à minuit juste, afin de contrôler celle du midi.

Son travail fini, il scruta l’horizon de sa longue-vue. Rien ne vint en briser l’uniformité. Il se dévêtit, gagna sa tente, mit cette fois sa carabine à portée de sa main, s’enroula dans son édredon : Quelques minutes plus tard sa respiration régulière indi-