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LE GRAND SEPULCRE BLANC

Conduite par un rameur solitaire, elle se dirigeait vers la terre ferme, à un mille de distance. Outre son unique nageur, elle contenait un fusil, des provisions, différentes caisses. Sur la poupe, la tente et la literie requises, sur lesquelles, Pyré trônait.

Quelle escapade médite encore mon maître, devait-il dire ?

Voilà comment il se fit qu’en cette nuit du 12 juillet 1910, l’Île Devon, outre ses habitants réguliers, tel que loups, renards, rennes ours et autres, voyait sur sa grève cet animal nouveau venu, genre homo.


CHAPITRE IV

SURPRISE, TRAVAIL, SOLITUDE.


I head not custom, creed nor law ;
I care for nothing that ever I say,
I terribly laugh with an oath and sneer,
When I think that the hour of Death draws near
!

W. Winter.


Le soleil continuait sa course au-dessus de l’horizon, s’élevant degrés par degrés jusqu’à ce que son point culminant fût atteint à midi. La lumière féerique de la nuit avait été éclipsée par la lumière plus naturelle de celle du vrai jour.

Jusqu’à quelle heure se fût prolongé le sommeil du voyageur après les émotions de la veille, est assez difficile à conjecturer. Son chronomètre, posé sur le sol à portée de sa main, indiquait huit heures et quarante. Depuis deux ou trois minutes, son chien faisait un manège inusité. Entrant sous tente, il regardait son maître une ou deux secondes puis, s’élançant au dehors, il courait à la grève. Là, les yeux fixés sur un point blanc s’avançant, il aboyait. Rebroussant chemin, il retournait au triple galop au gîte de son maître et s’y engouffrait. Pour attirer son attention il aboyait légèrement et lui léchait la figure et les mains. Réveillé en sursaut, ce dernier s’assit, se frotta les yeux d’une main tandis que de l’autre il repoussait le gros animal dont les caresses étaient plus démonstratives que d’habitude.

« Quelle mouche t’a piqué, vieux fou ? lui dit-il. Es-tu fatigué de ta longue veille ? Est-ce ton pemmican que tu es après ? »

Pyré ne s’était pas attardé à une futile discussion. Bondissant, il retourna à la grève. Une succession de jappements furieux et saccadés sortaient de sa gorge. À cet appel Théodore sortit de sa tente. Regardant dans la direction de son chien, il vit ce qu’il l’agitait et l’exaspérait. Un superbe ours polaire nageait vers terre et n’en était plus qu’à une centaine de pieds. Ni les aboiements du chien, ni la vue de l’homme ne l’arrêtèrent. Celui-ci se rappela alors, que la veille il avait laissé quelque part sa carabine, dont il ne s’était plus soucié. Son regard anxieux regarda de côté et d’autre. Heureusement, il la vit à quelques trente pieds de lui, reposant sur un gros cailloux. Complètement éveillé maintenant, les muscles tendus, en deux bonds et trois sauts il s’en était saisi. Il courut à la grève, ajusta et pressa la détente. Une détonation formidable, répercutée au loin par les échos de la montagne, vibra dans l’air. L’ours fit un mouvement de côté et fit entendre un grognement furieux. Quelques taches rouges flottèrent sur l’eau, mais il continua d’avancer. La balle n’avait fait que lui érafler l’épaule. L’homme ajusta sa mire, et, cette fois, posément, tira sur le chien de son fusil. L’écho reprit sa moquerie. Cette fois, le coup avait porté juste. L’animal avait eu deux ou trois vifs sursauts et flottait renversé, la tête sous l’eau. Le projectile lui avait traversé la cervelle. Théodore attendit encore quelques minutes. Posant la main sur la tête de son chien, il lui dit :

« Plus de danger, maintenant, mon vieux. Vas le chercher, mais prends garde à quelque traître coup de pattes. Sus ! »[1]

Le noble chien n’attendait que ce commandement car il frémissait d’impatience. Il se jeta à l’eau, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il fut aux côtés de la bête morte. Il la saisit par le cou et se mit à nager vigoureusement vers la rive. Ce n’était pas là travail des plus faciles, car l’animal pesait plus de quatre cents livres. Après bien des efforts il s’échoua sur la grève. Le reflux se faisait alors, de sorte qu’au bout d’un quart d’heure, la carcasse était à sec.

« Nous déjeunerons plus tard, n’est-ce pas vieux, et nous aurons un jambon d’ours grillé », dit l’ingénieur à son chien. De sa ceinture il retira un long coutelas bien aiguisé, et se mit en frais non seulement de dépecer sa victime mais surtout d’en enlever avec soin la peau, superbe trophée qu’il montrerait

  1. L’auteur a encore ce trophée. Un filleul de trois ans, étant venu chez lui, l’avait pris en affection. De retour à la maison, voulant expliquer à ses petits frères ce qui l’avait le plus intéressé, il leur dit : chez parrain, j’ai joué avec le tapis-chien.