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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

ces rébarbatives se cachait un cœur d’or et une sensibilité féminine. Qu’un membre de l’équipage tombât malade, malgré son travail et sa responsabilité, il s’improvisait garde-malade. Sa sensibilité se faisait jour alors, et son magnétisme personnel faisait plus pour calmer fièvres et douleurs que les potions du médecin.

L’officier technicien était plutôt taciturne. Son cerveau était sans cesse en ébullition. Personne ne savait à quoi il pensait. Il pouvait trouver la solitude même au milieu de la foule. Il parlait peu, lisait continuellement. Peu susceptible, mais excessivement sensible. Toujours prêt à rendre service, il s’était attiré l’estime et l’affection de tous ceux avec lesquels il était venu en contact. Le capitaine lui témoignait une affection quasi-paternelle.

Voyant qui était son interrupteur, il lui dit :

« Qu’y a-t-il à votre service mon fiston ? »

Théodore arrivait à point. Le capitaine était de bonne humeur.

« Je voudrais mon capitaine, une faveur. »

« Qu’est-ce ? »

« Me faire débarquer ce soir dans une des baies de l’Île Devon. »

« Seul ? »

« Mais, si. N’ai-je pas un compagnon qui me tiendra compagnie ? Mes instruments pour occuper mes loisirs ? La nature à contempler, car, vous aussi, mon capitaine, vous l’aimez, ce pays. Je l’ai moins connu que vous, mais sous ce rapport, nos cœurs battent à l’unisson. Je connais et apprécie votre longue expérience et je serai guidé par vos conseils. »

Ce petit trait fit plus que toute discussion pour obtenir le consentement désiré.

« Tiens, asseyez-vous. Nous allons tirer nos plans. La chose peut se faire je crois, mais il vous faudra être prudent. Quelle idée vous avez tout de même. Si l’on pouvait savoir le fond de votre pensée. »

« Mais, mon capitaine, je n’ai rien à cacher. Vous-même êtes très enthousiaste des travaux scientifiques concernant le Nord. Je veux tout bonnement les augmenter. »

« Vous serez seul, car toute l’Île est inhabitée. Je serais moins inquiet de vous y débarquer, s’il y avait des Esquimaux. Votre expérience de Ponds Inlet s’y répéterait, où toutes les belles du village vous entouraient, quoique vous fissiez semblant de ne pas les voir », ajouta-t-il en clignant de l’œil, la figure toute réjouie. « Ce n’est pas moi, vieille barbe grise, à qui il arrive pareille aubaine. »

« Capitaine, avouez que votre position de commandant y est pour beaucoup, au physique je ne puis entrer en lice avec vous. Dans un concours, le choix féminin ne serait pas en ma faveur. »

Fort réjoui de ce compliment, après tout mérité, il reprit :

« Je n’ai pas d’objections sérieuses à ce que vous me demandez là. Vous n’ignorez pas que je dois essayer le fameux passage du Nord-Ouest. Je vais d’abord continuer ma route par le détroit de Barrow et me rendre à l’entrée de celui de McLure, pour y constater l’état des glaces. Que le passage soit navigable ou non, je dois revenir dans ces parages pour y recevoir les droits de pêche de deux baleiniers écossais qui ne sont pas encore arrivés. Mais, au fond, quel est votre idée en vous faisant débarquer sur cette île où vous serez absolument seul de trois à quatre jours ? »

Ne voulant pas avouer qu’au fond de sa pensée, l’idée d’être un nouveau Crusoé dans son île abandonnée, afin de s’y livrer à ses méditations et à ses considérations métaphysiques, il répondit :

« Vous n’ignorez pas que depuis notre départ de Québec je n’ai encore pu m’occuper que de mes observations météorologiques et recueillir quelques données sur les mouvements des glaces. En débarquant sur l’île Devon, je pourrais installer mon magnétomètre et prendre une série d’observations ayant surtout trait aux oscillations, aux inclinaisons et aux déviations magnétiques.»

Indiquant le compas marin sur la table du capitaine : « Voyez, dit-il, l’aiguille aimantée indique une déviation de 83 degrés ouest. Depuis une semaine cette variation oscille entre 60 et 90 degrés. Vous comprenez, n’est-ce pas, l’importance de ces observations comme aide aux navigateurs dans ces régions ? »

Le capitaine connaissait bien les dangers de la navigation dans les régions polaires, où l’observation continue, l’effort de l’esprit tendu, le sang-froid et l’expérience valent mieux que la science. Il ne dédaignait point cette dernière, vu l’aide qu’elle peut donner. Sans plus de discussion il consentit donc à laisser son jeune ami sur l’île.

« Soit, dit-il. Faites vos préparatifs. Dans une heure je vous débarquerai dans la petite anse à l’ouest de la baie Crocker. Je vais faire avertir le steward de vous préparer la nourriture requise pour une semaine. Si, dans sept jours, je ne suis pas de retour, prenez votre canot et filez à Ponds Inlet. »

À six heures ce même soir, une embarcation quittait les flancs du Neptune.