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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

ment de l’été, celles de l’Île Baffin souffrent habituellement d’un blocus. Pour se rendre à l’entrée de Ponds Island, le Neptune dut se frayer continuellement un chemin à travers les immenses champs de glace s’étendant à perte de vue. Tout de même il ne fut guère retardé, ayant pour lui les courants polaires. Le 5 juillet il était à Ponds Inlet et jetait l’ancre en face du village esquimau de Tunoungmiut dont les toupies s’alignaient pittoresquement au pied d’un magnifique promontoire.

Ayant passé quelques jours au havre Albert, le trajet vers l’ouest fut repris. Les réservoirs furent remplis d’eau douce, les soutes à charbon furent réaménagées, et une certaine quantité de provisions débarquées et entreposées.

Le bateau sous vapeur quitte son mouillage temporaire et gagne l’entrée de Navy Board Inlet, débouchant dans le détroit de Lancaster. Le paysage est de plus en plus admirable. L’Île Bylot avec ses hauts pics, ses profondes vallées, où des glaciers nourris par la calotte de glace recouvrant les hautes terres côtières, déchargent des icebergs, fut très admirée. Ses promontoires dentelés déchirent l’azur.

À l’entrée du Lancaster les baleines, les morses, les phoques, les narvals pullulent. Ces énormes cétacés sont comme des écoliers en vacances. Quant aux baies qui échancrent profondément tout le littoral, elles fourmillent d’oiseaux aquatiques. Les pluviers à ventre noir y sont légion. Le huard, le mergule nain, le skua, la mouette blanche, le goéland argenté, le sterne arctique, le canard, l’eider, la bernache, le cygne d’Amérique, l’alouette pipi, tous y vivent dans un communisme tout à fait soviétique, car, excepté le faucon pèlerin nichant à des milliers de pieds de hauteur dans les anfractuosités des rochers, ils n’ont guère d’ennemis et ils nichent à la bonne franquette sur les rives des lacs intérieurs.

L’approche de l’Île Devon, sortant du sein des eaux, avait magnétisé notre explorateur. Formée de précipices et de rivages perpendiculaires, de sommets plats, de pentes rudes et de superbes rochers crénelés ayant l’apparence de châteaux avec tourelles, fenêtres et bastions, elle lui apparut comme un gigantesque fort du moyen-âge. S’élevant de 2 000 à 4 000 pieds d’altitude au-dessus de la mer, ses murs accores présentent un aspect tout à fait remarquable. Vus de loin ils semblent percés de longues rangées de fenêtres placées parallèlement les unes au-dessus des autres. Cet effet est produit par des strates d’hydroxyde noir et ferrugineux, traversant les couches de calcaire. Il se continuerait uniformément si le temps n’eût creusé le roc de manière à en rompre la continuité, les appuis se suivant en ordre régulier le long de ce mur de pierre.

« Mon rêve matérialisé » dit à mi-voix l’ingénieur. Retraite digne d’un dieu ! Quel spectacle !


Immensité ! l’esprit frissonne. Quel Vitruve
A bâti ce vertige et creusé cette cuve ?
Quel Scopas, quel Sostrate ou quel Antinopus
A construit cette attique avec des monts rompus ?
Quel Phidias du ciel a fait à sa stature
L’âpre sérénité de cette architecture ?
Qui forgea les crampons ? qui broya les ciments ?
De haut de quel zénith tomba le fil à plomb ?
Qui mesura, toisa, régla, tailla ? le long
De quel mur idéal a-t-on tracé l’épure ?
De quelle région de la vision pure
Est sorti le rêveur de ce rêve inouï ?
Quel cyclope savant de l’âge évanoui,
Quel être monstrueux, plus grand que les idées,
A pris un compas haut de cent mille coudées,
Et le tournant d’un doigt prodigieux et sûr,
A tracé ce grand cercle au niveau de l’azur ?

HUGO.


Récitant mentalement ce cri du poète désemparé, battu du doute lancinant, Théodore s’en fut frapper à la porte de la cabine du capitaine.

« Entrez ! » répondit la voix mâle du vieux loup de mer de qui dépendait la vie du bâtiment, et de ses quarante hommes d’équipage.

Poussant la porte, il s’avança vers le commandant et le salua.

Le capitaine était penché sur ses cartes marines. Au moyen d’un compas et d’une échelle, il repérait la position du Neptune. C’était un homme gros et trapu. Les moustaches grises se hérissaient. L’empreinte d’une volonté fortement trempée dessinait ses traits, gestes et paroles brefs, on le disait très dur. Mais, dans ce visage un peu froid, luisaient des yeux intelligents et aux reflets les plus doux, nuancés d’affection maternelle. Un estime et une affection réciproques s’étaient établis entre ces deux êtres pourtant si opposés.

Le capitaine était causeur. Il aimait être consulté en tout et partout. Il n’admettait pas de discussions. Sa parole était loi. D’un autre côté il était très sensible aux louanges, même par trop apparentes. Sous des apparen-