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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

sur la crête déferlante des houles, disparaissant ensuite au fond des ravins humides qu’elle creuse à sa proue. Toutes voiles dehors, il court sous le vent qui rugit, penché à bâbord tant et si bien qu’à la moindre secousse les vergues trempent dans l’onde. Plusieurs membres de l’équipage paient tribut à Neptune, tribut qui, inutile de le dire, coûte des efforts. Dominant la brise, s’élève la voix âcre du matelot, chantant à tue-tête : « Ô Marie, Étoile de la Mer, sois nous propice… »

18 juin. Le vent continue. Au tangage s’ajoute le roulis. C’est tout un problème que de manger. Un brancard cloisonné est placé sur la table pour y retenir assiettes et plats. Nous entrons dans le détroit de Belle-Isle, enserré entre les côtes escarpées de Terre-Neuve au sud et celles du Labrador au nord. Quel tohu-bohu formidable a secouer ces terres fantastiques.

19 juin 1910. Le bateau s’est arrêté une demi-heure en face de Château-Baie. Les forêts rabougries couvrant les pentes inférieures des montagnes sont apocalyptiques, les arbres n’ayant que de cinq à sept pieds de hauteur. L’homme qui les traverse se détache au-dessus des arbres. Cela produit une sensation curieuse et anormale. Pyré, revoyant la terre, voulait à tout prix se jeter à l’eau et s’y rendre. J’ai dû l’enchaîner. Pourtant il a le pied marin. Nous avons dépassé Battle-Harbour ce midi, où nous apercevions les antennes du Marconi et un joli village de pêcheurs à l’église et aux maisonnettes blanches se détachant du fond sombre des monts et des ravins, sur lesquels s’estompaient ces petites forêts pour rire. Rencontré aujourd’hui les premiers icebergs. Le vent tourne au nord-est, une brume épaisse nous enveloppe au moment même où nous entrons dans l’Atlantique.

20-21-22-23 juin 1910. Notre bateau a été ballotté, comme une coquille de noix, tous ces jours. Vents, brumes et pluies continuels. Le thermomètre est tombé à 38 degrés Fahrenheit. Les matelots, sous ces averses répétées, sont grognards, impatients. Pyré semble sympathiser avec eux. Nous cinglons droit vers le sud du Groenland.

24-25 juin 1910. Le vent s’est mis à souffler du nord. Le soleil brille au sein d’un ciel opalin. La grande salée scintille sous la lumière. La joie est revenue. Matelots et sous-officiers détendent leurs membres au contact des rayons solaires, chantent des refrains de chansons gaillardes, se lancent force quolibets. Ni friandises ni caresses n’ont pu décider Pyré à quitter le pied du mât de misaine. Minou était à une trentaine de pieds plus haut, sur la première vergue où il s’était réfugié après une course échevelée sur le pont.

Curieux tout de même, comme il faut peu pour amuser l’homme en pleine mer. À huit heures et demie, ce soir, le soleil n’était pas encore couché. Il ne fait presque plus nuit.

26 juin 1910. Au loin nous apercevons les côtes du Groenland. Quel cataclysme épouvantable les a bouleversées. Elles sont grandioses. Baignant leurs pieds dans l’Atlantique, leurs crêtes s’élèvent au-dessus des nuages. Leurs sommets sont encore recouverts de neige et de glaces, scintillant au soleil. À 9 heures, coucher du soleil. Quel spectacle ! Les couleurs les plus chatoyantes se fondaient dans l’élément liquide, là-bas, à l’horizon. Les nuages diaphanes couronnaient les têtes des pics. Quel peintre saurait rendre les tons et les effets de lumière dont le firmament se pare et irise les montagnes et les glaciers. Sur les eaux calmes et profondes, des baleines en très grand nombre, prenaient leurs ébats. Ce soir, nous passons au nord du Cercle arctique.

27-28-29-30 juin 1910. Nous avançons lentement vers le nord en longeant la côte ouest du Groenland. Le 28 nous passions Godhaven et le 29 nous étions vis-à-vis Uppernavik. La température a été très variable et notre marche souventes fois retardée par les brouillards et d’immenses champs de glaces à travers lesquels le bateau devait se frayer un passage. Le thermomètre est même descendu à 29 degrés. Mâts, vergues, haubans et cordages se couvrirent d’une mince couche de glace, scintillant des couleurs du prisme sous les rayons solaires. Nous rencontrons aussi d’immenses icebergs aux formes les plus variées et les plus pittoresques. À un mille de nous, cet après-midi, flottaient majestueusement, les ruines du Colisée dont l’amphithéâtre était habité par cinq magnifiques ours blancs. Sur d’autres glaces plus petites, nous avons vu quantité de phoques dormant au soleil et quelques morses.

3 juillet 1910. Nous sommes arrivés aujourd’hui vis-à-vis le cap York par le 78ème degré de latitude Nord, sur la côte ouest du Groenland, d’où le bateau changea sa course à Ouest par Sud. La raison de ce long détour fut d’éviter les immenses banquises qui remplissent le détroit de Davis à cette époque de l’année, et s’accumulent surtout sur ses rives occidentales. Ainsi, tandis que les côtes du Groenland sont navigables dès le commence-