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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

gnaient. Que de fois aussi son embarcation ne s’éventra-t-elle pas sur les récifs des remous, d’où il se retirait moulu, trempé, devant faire alors avec son compagnon de route une marche forcée d’un ou deux jours, sans feu, sans vivres à travers les forêts épaisses d’épinettes noires et de broussailles entremêlées, s’enlisant dans les traîtres muskegs flottants, pour revenir à son campement.

Cette vie pourtant assez mouvementée ne satisfaisait pas encore son goût d’aventures. Il rêvait de pays inconnus, lointains, peu explorés. Le hasard le servit à souhait. Vers la fin de décembre 1909, il recevait d’un ami de Québec un paquet de journaux, dans l’un desquels l’on parlait d’une prochaine expédition polaire. Voilà ma chance se dit-il. Quelques jours auparavant, il lui avait été offert une position d’ingénieur dans l’Amérique du Sud. Il hésita un instant : « L’Amérique du Sud, se dit-il, il me sera toujours facile d’y aller, car les voies de communications ne manquent pas. Une expédition arctique, il faut une chance exceptionnelle pour y prendre part. »

Sa décision fut vite prise. « J’opte pour cette dernière », murmura-t-il.

Un mois plus tard, il était notifié par le ministère de la Marine que son offre de services était accepté. Ses préparatifs furent vite faits. Muni de son havre-sac, raquettes aux pieds, en trois jours, il franchit à pied la distance de 80 milles le séparant de Cochrane. De là il se rendit à Toronto pour y suivre un cours spécial de magnétisme terrestre.

En juin 1910, il s’embarquait sur le Neptune, à Québec, pour cette terre promise. Il était dans la joie. Peu s’imaginait-il ce que lui réservait l’avenir, les joies et les épreuves qui seraient son partage. Voici maintenant quelques extraits du journal de notre héros, depuis son départ de Québec jusqu’à son arrivée à l’Île Devon :

Le 12 juin 1910. À deux heures et demie, cet après-midi, les préparatifs du départ sont terminés. La foule s’est rassemblée sur les quais pour souhaiter un heureux voyage aux membres de l’expédition. Outre les parents et amis de l’équipage, se trouvent aussi plusieurs Messieurs des gouvernements provincial de Québec, et fédéral d’Ottawa. Nos hommes sont massés à l’avant du navire. Les amarres sont larguées, la machine fait entendre ses trépidations. Quelques commandements brefs sont donnés. Lentement le Neptune s’éloigne du quai, et, alors, des poitrines de ces exilés volontaires s’élèvent le chant sublime de notre hymne national : « Ô Canada ! terre de nos aïeux… »

13 juin 1910. Le bateau chargé au-dessus de sa ligne d’eau réglementaire, descend tranquillement le fleuve en suivant les sinuosités du chenal. J’arpente le pont, suivi de mon inséparable compagnon Pyré, un magnifique chien berger des Pyrénées, au long poil soyeux et ondulé, blanc comme neige, à la face intelligente, très alerte malgré son poids de 150 livres. Amené dans la forêt à l’âge d’un mois, il y a trois ans, il avait été élevé en vrai sauvage. Son premier contact avec la civilisation l’a émerveillé. Maintenant, au milieu du fleuve, sur une maison flottante, il est tout désemparé. Ses yeux intelligents questionnent avidement. Heureusement son instinct de chasseur lui est revenu depuis qu’il a aperçu le chat du bord. Pour lui, ça doit être un lièvre à longue queue.

14 juin 1910. Notre contact avec le monde est fini, d’ici deux ans. Le pilote a été débarqué à Pointe-au-Père ce matin. Les dernières lettres reçues nous ont été remises, et les dernières écrites expédiées. Hier soir, sur l’immensité du fleuve, sous un ciel limpide et éclairé d’innombrables étoiles, les voiles du bateau paresseusement secouées par un véritable zéphir, appuyé sur le bastingage, je me suis cru transporté dans un autre monde. Pyré, ce mime, essayait de copier ma pose. Il humait cette senteur marine si vivifiante et si agréable, avec des airs de connaisseurs. Lui revenait-il à la mémoire que c’était là chose déjà sentie, car il avait vu le jour à Paspébiac, sur une haute falaise dominant la Baie des Chaleurs. Il prêtait une oreille attentive au clapotement de la vague sur la coque de notre bateau, le bruit rythmé de la machine ne l’intéressant plus. De temps en temps, le son d’une cloche, tintée par le balancement des bouées, arrivait à nos oreilles. Quel hurlement sinistre faisait alors entendre la pauvre bête. Il les avait prises en aversion, ces cloches lors de son passage à Québec ; pourtant c’était les cloches des églises qui carillonnaient joyeusement. J’ai dû donner une véritable formation païenne à ce fidèle compagnon.

17 juin 1910. Ce matin nous avons dépassé l’extrémité est de l’Île Anticosti. Une forte brise de l’ouest nous accompagne. De tous côtés l’œil ne voit qu’un horizon liquide. La mer en furie s’élève et s’abaisse avec des halètements de Titan. Le Neptune danse