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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

nue d’elle et ses joues s’empourprèrent. Vite remise de cette alerte, elle se leva posément, le salua. Saisissant son kayak, d’un gracieux effort de son torse cambré, de ses muscles raidis, elle l’enleva et le déposa sur l’élément liquide. En un instant ses jambes et une partie de son corps disparaissaient par l’ouverture circulaire de la fragile embarcation dont l’équilibre instable fut à peine rompu. De ses bras agiles, maniant savamment l’aviron, elle l’aplomba tout à fait en quittant le rivage.

Mû par une force intérieure, Théodore se leva rapidement et saisit la proue de l’esquif avant qu’il ne s’éloignât.

« Vous ai-je offensée que vous me quittez si hâtivement ? »

« Vous quitter, mais certainement. Les miens doivent être très inquiets. Peut-être même chante-t-on déjà pour mon heureux voyage au pays des esprits, cette mélopée funéraire, triste à fendre l’âme, où se mêlent les lamentations des hommes, les pleurs et les cris perçants des femmes[1]. Pourtant je suis bien portante », ajouta-t-elle, jetant sur lui un regard surpris et amusé.

« Un instant », reprit-il, ne pouvant réaliser que dans un instant cette apparition quasi mystérieuse allait disparaître à tout jamais comme un rêve, comme une émanation du soleil de minuit.

« Je veux que vous emportiez de moi un souvenir fragile et fugace comme notre rencontre. »

À quelque pas de là, dans une petite anse abritée et verte s’étalait une minuscule prairie couverte d’une multitude de plantes arctiques. Vite il y cueillit un bouquet de pavots arctiques, de potentilles et de bryacées, dont les trois couleurs, jaune, blanche et violette formaient un ensemble gai, délicat. Pour ceux qui s’imaginent que les terres de l’archipel arctique sont des déserts immenses, couverts de glaces éternelles, sans végétation aucune, cet acte peut paraître osé. Il est vrai qu’il n’y a ni arbres, ni arbustes en aucun endroit, ce qui donne au pays cet aspect d’une si sauvage grandeur que le spectateur le croirait habité par un tout autre monde. La flore arctique comprend une quantité vraiment surprenante de fleurs délicates, simples, inodores et aux couleurs primitives. Ces fleurs croissent souvent en telle abondance, jusqu’aux pieds des glaciers, que l’on croirait marcher sur un tapis. Le contraste aussi est très frappant, lorsque comme arrière-plan, se représente cette masse perpendiculaire et cristalline que sont les glaciers, s’élevant à des centaines de pieds au-dessus de nos têtes. Ces effets sont surtout remarquables sur la côte du Groenland et sur l’île Bylot, dépôt calcaire culbuté, crevassé, amoncelé, raviné et comme abandonné au « Désordre géologique ».

Quel beau sujet pour une fable de La Fontaine, et même pour un chant épique, que cette rivière de glace abritant ces frileuses fleurs, leur fournissant la fraîcheur et l’humidité nécessaires à leur croissance pendant l’été plutôt sec qui règne sur cette terre. Dans ces prairies ainsi émaillées, les couleurs dominantes sont les jaunes du pavot arctique et des saxifrages, les blancs des potentilles, des holosties des Alpes et de la rose boréale, la dryas intégrifolia, les violets des bryacées purpurascens, et les rouges des dryas arctiques.[2]

Chapeau bas, sérieux et respectueux, Théodore revient à la rive et déposa sur la légère barque ce muet témoignage d’admiration.

« Excusez ma témérité, commença-t-il. Ensembles nous avons contemplé les effets scéniques du soleil de minuit, nos âmes ont bu à la même coupe de joies intérieures, et, je pensais je croyais… »

Il se sentit tout timide, tout désemparé devant ce visage innocent, ne soupçonnant pas le trouble qui s’emparait de lui. Lui, le cynique impassible, habitué aux coquetteries mondaines des salons ! Quoi, cette petite sauvagesse avait-elle accaparé son cœur qu’il croyait si bien cuirassé ?

Il se raidit, se sentant ridicule, incapable de compléter sa phrase.

Quant à Pacca, très naturelle, très elle--

  1. L’auteur a entendu ces chants funèbres si poignants dans leur primitive sauvagerie. Les pleurs et les cris des femmes glaçant d’effroi. C’est triste, c’est barbare. Le chant guttural, rythmé par le claquement des mains, exprime la douleur à son diapason, sans respect humain, sans fausse honte, mais pour nos civilisés d’une manière trop bruyante trop réaliste.
  2. Pendant les été de 1910 et 1911 passés par l’auteur sur la terre de Baffin, les îles Bylot, Devon, Cornwallis, Bathurst et Melville, outre ses relevés topographiques et hydrographiques, ses observations météorologiques, magnétiques, etc… il fit une collection de la flore arctique la plus complète qui ait été faite jusqu’à présent. Cette collection classifiée et annotée par M. le docteur Macoum du Musée Victoria, à Ottawa, s’y trouve actuellement.