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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

mau prendra un passager. Celui-ci s’étend alors de son long sur le pont du « kayak » et il doit rester immobile car le moindre mouvement de celui-ci enverrait nos deux hommes au fond des eaux. Vous voyez, il n’y a pas de dangers. D’ailleurs, « Sedna », la déesse des mers, protège ses enfants. Quoique chrétienne je puis bien, n’est-ce pas m’exprimer ainsi, mon enfance ayant été bercée par les légendes de mon peuple. »

Très intéressé, notre héros buvait ses phrases, débitées avec un certain accent très original.

Une pause momentanée et de nouveau le grand silence du Nord enveloppa de son magnétisme ce coin de terre.

Regardant au sud, de la terre d’où elle était venue, elle dit : « Ces explications, n’est-ce pas, répondent à vos deux premières questions. Vous savez maintenant d’où je viens, et aussi, que je suis seule — et ne suis pas seule — ajouta-t-elle avec un doux sourire. »

« Vous vous étonnez, avec raison que je sache votre langue. N’avez-vous jamais entendu parler de mon oncle, Paul Racine, demeurant à Blacklead Island ? »

« Non, car je ne savais pas qu’un de mes compatriotes fût établi en ce pays. »

« Mon oncle n’est pas un de vos compatriotes mais un Esquimau. Il est le demi-frère de ma mère, morte lorsque je n’avais que quatre ans. Mes parents demeuraient alors à Blacklead Island. Tous les étés, de gros bâtiments américains, à ce que l’on m’a dit, venaient chasser la baleine dans nos parages. Ils l’ont même si bien chassée qu’il n’y en a plus. Le commandant de l’un de ces bateaux s’appelait le capitaine Racine. Dans l’un de ces voyages il connut ma grand’mère maternelle, dont le mari s’était noyé l’année précédente, emporté sur un champ de glace où il était allé poursuivre les loups-marins. Le capitaine eut compassion de ma grand’mère, n’ayant plus personne à s’occuper d’elle et de son jeune enfant, ma mère à moi. Les missionnaires n’étaient pas encore venus en notre pays. M. Racine maria ma grand’mère suivant le rite esquimau. Ils eurent un fils, mon oncle Paul. Dès l’âge de six ans, son père le ramena avec lui et il le mit pensionnaire au collège des frères à Laprairie. »

« À l’âge de dix-sept ans, mon oncle sentit l’appel de sa race. Il terminait son cours et la nostalgie du Nord s’empara de lui. Il se rendit à Montréal et de là gagna Gloucester, port d’attache des baleiniers américains dans l’état du Maine. Il s’engagea sur le dernier des bateaux en partance pour le Nord, avec promesse de se faire débarquer à Blacklead Island, une fois la pêche finie, ce qui eut lieu. Son père n’apprit cette escapade qu’à son retour à Montréal, et dut remettre forcément à l’année suivante la mise en apprentissage de son fils dans une maison de commerce. Mon oncle Paul sachant bien quelles vues son père avait sur lui n’avait rien eu de plus pressé dès son débarquement à Blacklead Island, que de se choisir une compagne. Lors de la venue de son père, un an et demi plus tard, mon oncle lui présenta sa jeune épouse ainsi qu’un joli bébé de deux mois. Il fut alors impossible à son père de ramener à Montréal ce fils récalcitrant. Le père de mon oncle Paul, que j’ai connu, étant assez âgé, fut mis à sa retraite par la compagnie dont il était à l’emploi. Il s’en vint donc demeurer ici avec sa femme, qui n’était jamais allée au Canada. Il est mort, il y a quelques années, des suites d’un accident. Étant allé à la chasse, son fusil explosa, lui arrachant une partie de la main droite. La gangrène se mit dans sa blessure et il mourut avant l’arrivée des baleiniers écossais ou américains, qui eussent pu le sauver, car ils sont presque toujours accompagnés d’un médecin. Ma mère mourut vers ce même temps. Grand’mère et moi allâmes demeurer chez mon oncle. Me trouvant éveillée, il se mit à m’enseigner le français. Dans l’intervalle, un ministre anglican, Monsieur Peck, s’était établi sur l’île, y avait fait construire une chapelle et ouvert une école. J’y fus envoyée et là j’appris à lire en esquimau, à prier et à chanter. Vous remarquerez que toutes nos gens du nord de cette île savent lire et écrire en signes phonétiques, quoiqu’elles n’aient jamais été visitées par le missionnaire. Lors de mon arrivée ici, il y a deux ans, je le leur ai enseigné, et toute la tribu m’aime, car ainsi ces bonnes gens peuvent communiquer avec leurs connaissances d’Igloolik ou du Cap Kater.

Ici l’auteur désire ouvrir une parenthèse. Il a connu personnellement Paul Racine, sous le nom de Paul Root, traduction anglaise de Racine. Au mois de septembre 1911, étant à Blacklead Island, il rencontra M. Racine qui le conduisit à son toupie[1] et lui introduisit sa femme et ses deux filles mariées. Il avait alors cinquante-deux ans. Il avait presque complètement oublié son français mais il parlait encore couramment l’anglais. Il lui montra avec vénération son livre de prières, son chapelet et un crucifix,

  1. Hutte d’été, de la forme d’une tente, faite de peaux de phoque.