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à laper doucement, tandis que les plus jeunes se jettent sur la soupe et ne s’interrompent que pour repousser d’un coup de griffe le voisin qui les gêne. Quand ils sont repus, tous ces heureux chats retournent à leurs affaires. Les jeunes montent au grenier, où ils font la guerre aux souris ; les chattes qui nourrissent des petits vont les rejoindre dans les cachettes où elles les ont installés ; les vieux matous se dispersent silencieusement et s’en vont d’un air de mystère guetter le gibier sous les prochains taillis. Quant aux deux vieilles chattes qui, de mère en fille, s’appellent Minou-Minette, elles se placent invariablement vis-à-vis l’une de l’autre des deux côtés du tournebroche, à la cuisine, et y dorment jour et nuit, les pattes repliées, ne donnant d’autre signe de vie qu’un léger ronronnement, et aussi immobiles que les chiens de faïence qui ornent le portail de la Villa-Prudhomme, à Aubervilliers-les-Vertus.

Les chats ne finissent jamais un plat, à moins qu’ils ne l’aient volé. Ceux d’Algueville font de même, et de leur repas du matin il reste toujours assez de pain trempé pour régaler les poules. Aussitôt le dernier chat parti, la gent gallinacée accourt : coqs, poules, poulettes, poulets enroués et poussins effarés, se bousculent, mettent les pattes dans le lait, picorent, barbotent, et en deux minutes font plat net.

À cinq heures du soir en été, quatre heures en hiver, même festin est servi. La fermière se garderait bien d’y manquer. L’obligation de nourrir ainsi les chats d’Algueville est la plus bizarre assurément, mais la première de son bail. Si elle y manquait, elle perdrait tous ses droits à la faisance valoir du domaine, ce dont elle ne se soucie point du tout.

Nourris ainsi, on pourrait croire que les chats d’Algueville se multiplient d’une façon inquiétante. Il n’en est rien : la fermière prend soin d’en noyer une ou deux douzaines en bas âge, chaque année, sans le dire à personne. Et le garde-chasse, aimant mieux tuer lui-même les lapins, qui sont de droit son partage, que de laisser braconner les matous dans la garenne, tend de petits lacets où ceux-ci se laissent prendre parfois. Leur belle fourrure blanche alors s’en va chez quelque « voisin fourreur », et, agrémentée