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La chambre était assez obscure. Les flammes du punch éclairèrent d’une lueur bleuâtre le malicieux visage du clerc et l’étranger toujours enveloppé de son manteau.

Ils gardèrent le silence quelques instants. Le punch brûlait toujours, et Malignac, tirant de sa poche un écu, le mit dans la bourse du clerc.

« Or donc, fit celui-ci, il y avait aux environs de Strasbourg, ces dernières années, un vieux colonel, le baron Braünn, qui vivait retiré dans une maison de campagne, et, à la suite d’un accident de chasse, était devenu perclus des jambes. Il passait sa vie à jouer du violoncelle, mais si mal, si mal, que les bons musiciens le fuyaient comme la peste, et qu’il n’avait jamais d’autres auditeurs que ses domestiques et ses chiens. Un jour pourtant il se trouva qu’une très jeune personne, déjà excellente claveciniste, voulut bien jouer un duo avec lui, et, par compassion pour ce maniaque, passa les plus belles heures de ses vacances de pensionnaire à l’entendre écorcher les sonates, les concertos, etc., etc. Voici le punch fait, Monsieur, si nous buvions un peu.

– Volontiers », dit le marquis.

Ils burent, et le rusé clerc se mit à parler du bal :

« Ah ! Monsieur, dit-il, si cette Sabine y avait paru, quel effet n’eût-elle pas produit ? Elle est grande, élancée, ses sourcils et ses yeux sont noirs, son teint éblouissant. Je ne sais si elle danse, mais c’est un charme que de la voir marcher, et quand elle chante au clavecin, et que par bonheur les fenêtres sont ouvertes, le vieux Zimmermann lui-même laisse tomber sa plume et reste en extase. Ah ! certes, on comprend bien que le vieux baron Braünn en devint quasi fou, malgré ses quatre-vingts ans. Combien coûte le coche d’ici à Paris, Monsieur ?

– Que sais-je ? Trois louis peut-être. Voici toujours un écu.

– J’aime les récits bien ponctués, Monsieur. Ceci comptera pour une virgule. Je continue. Or donc, cette belle Sabine, quatre ans de suite, passa ainsi ses vacances, et sa tante et ses cousines se moquaient d’elle, et disaient qu’elle voulait épouser le baron. Mais ni lui ni elle n’y pensaient.