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LA MORALE DE NIETZSCHE

et ce qui est dangereux, quelque chose de formidable, de subtil et de fort qui ne laisse pas approcher le mépris. D’après la morale des esclaves, c’est le « méchant » qui inspire la crainte ; d’après la morale des maîtres, c’est justement le « bon » qui l’inspire et la veut inspirer, tandis que l’homme « mauvais » est l’objet du mépris. L’opposition des deux principes se rendra tout à fait sensible si l’on remarque la nuance de dédain (même léger et bienveillant) qui s’attache au « bon » selon l’acception de la morale d’esclaves parce que le « bon » de cette morale c’est l’homme inoffensif, de bonne composition, facile à duper, peut-être un peu bête, un bonhomme. Partout où la morale d’esclaves a pris le dessus, on observe dans la langue une tendance à rapprocher les mots « bon » et « bête »… Dernière différence fondamentale : l’aspiration, vers la liberté, l’instinct pour le bonheur et les délicatesses du sentiment de liberté appartiennent aussi nécessairement à la morale et à la moralité des esclaves que l’art et l’enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d’une manière de penser et d’apprécier aristocratique. [1] (Jenseits von Gut und Böse, p. 239.)

  1. Il y aurait infiniment à dire sur ce morceau, qui prendra des sens bien différents selon qu’il sera lu par un homme délicat ou par un goujat audacieux. Il ne faut pas perdre de vue que Nietzsche a toujours devant lui l’hypocrisie humanitaire. C’était un peu mon propre cas lorsque je le présentais si favorablement. Je renvoie aux considérations générales de ma préface.