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cherche à la retenir, je me blesse, le sang jaillit. L’Empereur s’en aperçoit, saute à terre : « Vous avez la main déchirée ! Un médecin ! qu’on cherche un des chirurgiens anglais ! Les blessures sont dangereuses ici, vous le savez ; le moindre retard devient mortel ; allons ! qu’on coure au camp ! » La plaie était en effet assez grave ; j’avais les tendons extenseurs des trois derniers doigts presque entièrement coupés ; mais j’étais si touché de l’anxiété de l’Empereur, que je pensais bien plus à le calmer qu’à me panser moi-même. Je le fis cependant ; et me trouvai au bout de trois ou quatre jours en état de redonner mes soins à l’Empereur, qui ne cessait de me prodiguer des témoignages touchants du sollicitude.

22. — La santé de l’Empereur a fait des progrès sensibles ; ses forces sont revenues en même temps que l’appétit, il continue de faire l’exercice dans le jardin et le parc. Plusieurs fois, j’ai essayé de le décider à prendre quelques médicaments, je n’ai pu y parvenir. « Au diable votre médecine ! m’a-t-il répondu ; je vous ai déjà dit cent fois qu’elle ne me valait rien : je connais mieux que vous, et tous les médecins de l’univers, ma maladie et mon tempérament. Je suis guéri si je sue, et si les cicatrices qui sont sur ma cuisse viennent à s’ouvrir. Oui, docteur, donnez-moi la force de faire trois ou quatre lieues à cheval sans m’arrêter, et de continuer le même exercice pendant quinze ou vingt jours, et vous verrez comment je me porterai. Supposez qu’au lieu d’être Napoléon je fusse un des pauvres diables de cette île, et qu’à force de coups de bâton et de fouet sur les jambes on me fit courir et travailler comme eux, ne guérirais-je pas bien vite ? ne suerais-je pas beaucoup ? ne reprendrais-je pas mon équilibre ? ne recouvrerais-je pas la santé. » Il s’échauffait sur cette idée de la puissance extraordinaire de la volonté humaine. « Vous avez l’air de ne me pas croire, docteur ; mais voyons. Si j’avais là, devant moi, un lion, un tigre, un ours, et que je n’eusse pas d’autre moyen d’échapper que la fuite, pensez-vous que mes forces ne se ranimeraient pas tout d’un coup ? mes jambes n’obéiraient-elles pas à l’impulsion de ma volonté ? mes nerfs ne sentiraient-ils pas l’appel de la nature pour me tirer de ce danger ? Eh bien, au moment où je vous parle, je vous dirai qu’il y a en moi quelque chose qui m’électrise, et qui me fait croire que ma machine suivrait encore l’empire de mes sensations et de mes volontés. N’est-ce pas là un stimulant qui vaudrait bien la crainte des coups de fouet ? Eh bien, qu’en pensez-vous à présent, dottoraccio di capo Corso ? continua-t-il en me tirant les oreilles. N’ai-je pas raison ? » Je répondis que ses remèdes pouvaient