Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/774

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me parla de sa situation, de sa misère ; je partageai avec lui ce qui restait dans ma cassette ; je lui donnai mille écus. Il me quitta avec toute l’émotion de la reconnaissance. Quelques heures après il était passé aux Autrichiens. »

L’Empereur passa des trames de ces derniers temps à celle de son début, et s’étendit beaucoup sur les menées qui avaient entravé ses opérations pendant les campagnes d’Italie. Il raconta comment il les avait déjouées, et les lumières que les papiers saisis à Padoue, à Vérone, lui avaient données sur les mouvements de l’intérieur.

L’Empereur s’étendit beaucoup sur les torts de Bernadotte, non envers lui, il se comptait pour rien ; mais envers la France qui l’avait vu naître, envers l’armée à laquelle il devait tout. Il s’était laissé enfoncer à Austerlitz ; il avait sommeillé sur l’Elbe, lâché pied à Wagram ; il avait vingt fois exposé nos aigles à la défaite, jusqu’à ce qu’enfin il eût guidé sur elles les sauvages du Don et de la Dalécarlie. « Cet homme a toujours été d’un défaut de sens dont je ne me rends pas compte. Il ne respire que renommée, que bruit ; il a eu les plus belles occasions d’en faire, et les a toujours manquées. A Iéna, il pouvait se couvrir de gloire ; il n’avait qu’à marcher ; il se plaçait sur les derrières de l’armée prussienne, tout était pris. En Saxe, en Belgique… Le rang eût été unique dans l’histoire ; mais il fallait avoir de l’âme. » Napoléon était animé, véhément. Je cherchai à briser la conversation. Je croyais la carrière diplomatique de Bernadotte irréprochable ; je lui en parlai. « Son ambassade est un tissu de sottises. Desaix était furieux, Moreau haussait les épaules. Ses amis même le condamnaient. Il arbora nos couleurs. Pouvait-il moins faire ? Elles n’avaient rien de commun avec l’émeute. — Le peuple de Vienne… — Avait appris à les respecter sur cinquante champs de bataille ; il n’avait garde de les insulter. »

L’Empereur m’a raconté ensuite une anecdote de la guerre de Corse. « Paoli dominait dans l’île, ses montagnards couvraient la plaine, il n’y avait pas moyen de correspondre avec les patriotes répandus dans les terres. J’essayai néanmoins. Je fis choix d’un paysan rusé, alerte ; je l’affublai des plus mauvais haillons que je pus trouver, et le lançai à travers les montagnards. Arrêté de poste en poste, il les joua longtemps. Il posait sa gourde à terre, il excitait, facilitait la recherche ; il n’avait d’autre but que d’obtenir quelques secours pour soutenir sa vie. Il arriva ainsi jusqu’à Corte, dont la gendarmerie, moins confiante, dépeça ses habits, sa coiffure, et jusqu’à la semelle de ses sou-