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savais où en étaient l’île et la France, j’avais un aperçu de l’état des partis. Une gondole devait suivre ma frégate, quatorze marins choisis la montaient ; je pouvais devancer les marcheurs expédiés à Toulon, échapper aux croisières anglaises qui avaient pris l’éveil. Le lendemain je reçus des félicitations des autorités civiles et militaires. Je donnai des éloges aux uns, je traitai sévèrement les autres, j’intimidai le département. Les prisons furent ouvertes, quelques démissionnaires remplacés, on respira, on reprit courage. En quatre jours l’ordre, la paix, la confiance furent rétablis. Les complices de Cittadella lui avaient dépêché un aviso pour lui annoncer mon retour. Mais il ne put mettre à la voile. Je partis ; je n’arrêtai pas que je ne fusse à Paris. Je culbutai le directoire, je fis le 18 brumaire, je confondis l’étranger, je rappelai l’ordre et la victoire, je commençai le consulat. Mais si les vents eussent été propices, si la dépêche de Cittadella m’eût devancé, j’échouais peut-être, et la France était dès lors la proie de l’émigration. »

Napoléon m’avait beaucoup parlé des intrigues qui avaient traversé son règne et fini par amener sa chute. Il les connaissait toutes, savait les meneurs, les complices, les lieux de réunion. « Je les suivais de l’œil dans les Cent-Jours ; je les voyais qui me quittaient pour cou rir aux conciliabules. J’eusse pu sévir, j’avais les pièces de conviction dans les mains. Elles m’étaient venues d’une manière singulière. Un officier supérieur étranger, que sa position forçait à prêter l’oreille à ces complots, fut indigné de voir les hommes que j’avais faits, conspirer ma perte. Il me demanda une audience, me livra les plans, et me protesta que, si jamais sa troupe se trouvait en ligne, je pouvais compter sur lui. Je fus navré, je voulais rendre ces malheureux à la poussière ; mais la crise approchait, il fallait vaincre, je remis ce grand acte de justice nationale au moment où l’ennemi serait défait. Il ne le fut pas ; les mesures étaient trop bien prises, je succombai. Ah ! docteur, que de boue était groupée autour de moi ! mais si la fortune n’eût trahi le courage, si nous eussions vaincu à Waterloo, tout eût été réparé, vengé ; la nation eût eu le secret de nos défaites ; j’eusse offert un sacrifice expiatoire aux mânes de mes soldats. Qu’ont-ls fait ? Ils étaient rassasiés de gloire, ils se sont couverts d’opprobre. Mais à chaque action suffit sa peine ; qui voudrait être Marmont ? qui voudrait être Augereau ? etc., etc. » Il en nomma beaucoup, et s’arrêta à S… « Le lâche ! il voulut me trahir avec toute la bassesse des gens de son espèce. Son marché signé, il accourut à Fontainebleau,