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des sacrifices qu’elle avait faits ; elle n’y obtint à peine que sa sûreté. Tout avait plié ; ma présence n’était bonne à rien, je quittai la Corse et me rendis à Paris. Les fédérés venaient de livrer Toulon ; l’avenir était gros d’événements ; je ne désespérai pas d’en voir éclore un qui rétablît nos affaires. Elles en avaient besoin ; les montagnards les avaient ruinées de fond en comble ; elles étaient à jamais perdues sans la révolution. Les maux que nous avait faits Paoli n’avaient pu me détacher : je l’aimais, je le regrettai toujours. Il était grand, d’une attitude noble, parlait bien, connaissait les Corses, et exerçait sur eux une influence illimitée. Il combattait, gouvernait avec une sagacité, un tact que je n’ai vu qu’à lui. Je l’accompagnais dans ses courses pendant la guerre de la liberté. Il m’expliquait, chemin faisant, les avantages du terrain que nous parcourions, la manière d’en tirer parti, celle de remédier aux accidents qu’il présentait. Je me rappelle qu’un jour nous nous rendions au Port-Neuf à la tête d’un détachement nombreux. Je lui soumis quelques observations sur les idées qu’il avait émises. Il m’éeouta avec beaucoup d’attention, et me regardant fixement dès que j’eus fini : — Oh ! Napoléon, me dit-il, tu n’es pas de ce siècle, tes sentiments sont ceux des hommes de Plutarque. Courage, tu prendras ton essor. Je le pris en effet ; mais lui-même fut obligé de céder à la fortune. Il se réfugia en Angleterre, où il vivait à l’époque des expéditions d’Italie et d’Égypte. Chacune de mes victoires lui donnait le transport ; il célébrait, exaltait mes succès : on eût dit que nous étions encore dans l’intimité où nous avions vécu. Lorsque je fus promu au consulat, que je parvins à l’empire, ce fut pis encore. Les fêtes, les dîners se succédaient l’un à l’autre. Ce n’étaient que cris d’allégresse et de satisfaction. Cet enthousiasme déplut au chef de l’État ; Paoli fut mandé. — Vos reproches sont justes, lui dit-il, mais Napoléon est un des miens, je l’ai vu croître, je lui ai prédit sa fortune, voulez-vous que je déteste sa gloire, que je deshérite mon pays de l’honneur qu’il lui fait ? — Je portais à ce grand homme tous les sentiments qu’il avait pour moi. Je voulais le rappeler, lui donner une part au pouvoir ; mais les affaires m’accablaient, le temps manqua, il mourut. »

26. — Le mieux continue.

Des bâtiments étaient mouillés dans la rade ; quelques passagers avaient pris terre et cherchaient à voir l’Empereur. Je les aperçus qui s’avançaient avec Lowe. « Ils viennent de l’Inde, me dit-il, je voudrais « leur faire quelques questions ; mais ce Calabrais m’inspire trop de dégoût, je ne les recevrai pas. » Et il se mit à discourir sur l’Inde. Il l’avait