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humilie la tiare. Le pape, le consistoire, ne me pardonneraient pas si je tolérais ces insultes. Appelez les apôtres. » Buonavita vint et reçut l’injonction de ne jamais dépasser les limites. « Qu’on dise après cela que je ne veille pas à faire respecter l’Église. »

14. — L’Empereur est un peu affaissé ; il rentre au bout de quelques tours, déjeune, passe dans son appartement et me dit : « Je suis mal à l’aise ; je voudrais lire. Sonnez Marchand, qu’il me donne des livres. Ferme les fenêtres. Je me mets au lit, je verrai tout à l’heure si je suis mieux. Mais voilà Racine. Docteur, vous êtes sur la scène ; allons, j’écoute. Andromaque… c’est la pièce des pères malheureux. — Sire, si c’était Métastase ! — L’accent, voulez-vous dire ? La poésie couvrira vos inflexions italiennes, commencez. »

J’hésitai, il prit l’ouvrage, lut quelques vers, et le laissa presque aussitôt échapper de ses mains. Il était tombé sur ces vers fameux :

Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils.
Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie,
J’allais, seigneur, pleurer un moment avec lui :
Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui !

Attendri, ému, il se couvrit la tête. « Docteur, je suis trop affecté, laissez-moi. » Je me retirai ; il dormit quelques instants et me fit appeler. Il était moins sombre, moins agité ; il se disposait à se faire la barbe ; je savais combien cette cérémonie était curieuse, je restai.

Pendant ce temps, Marchand avait préparé, dans la seconde pièce, son éponge, son lavabo et ses habits. Il y passa ; le visage, la tête furent lavés et essuyés. Il se brossait, détaillait les charmes, les défauts cachés de quelques Européennes ; il endossa sa flanelle, ses bas de soie et sa culotte de casimir blanc, les souliers à boucles d’or, une cravate noire, un gilet blanc, le grand cordon de la Légion d’honneur qu’il portait constamment lorsqu’il n’était pas en négligé ; un habit de drap vert à collet battant, et le chapeau à trois cornes, complétèrent sa toilette. « Docteur, le reste de la journée est à nous ; plus de travail, plus de lecture. Dès que je suis en costume, je reçois ou je me promène, je ne pense plus à rien. »

15. — L’Empereur a peu dormi. La douleur au foie est devenue plus vive.

J’avais vu madame Bertrand la veille ; elle souffrait plus qu’à l’ordinaire. Napoléon était inquiet ; il craignait que l’affection ne devint dangereuse. « Votre malade va-t-elle mieux ? La douleur se calme-t-elle ? — Non, Sire ; madame la maréchale est en proie à toute la malignité de la latitude. — Vous craignez pour ses jours ? — Ce n’est pas cela,