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la plénitude de la vie, ils en jouissent ! A leur âge, je sentais, je pensais comme eux. Quels orages depuis ! »

9. — L’Empereur était gai ; la conversation tomba sur Paris ; il parla beaucoup de la colonie anglaise. C’était la place d’armes de toutes les polices ; Fouché, William Flint y tenaient marché, chacun était au plus offrant. « Je m’entretenais un jour avec le roi de Wurtemberg : nous étions aux Tuileries, dans l’embrasure d’une croisée, nous avions les salons en vue. Je venais de recevoir un rapport qui dévoilait les bassesses du jour ; je ne fus pas maître d’un mouvement d’impatience. — Ces frelons vous importunent ? écrasez-les. — Ah ! — Ah ! vous avez vaincu le monde pour reculer devant l’espionnage ! J’en aurais fini en quelques heures. » Je lui demandai comment. « La potence ! les cachots ! marquis et comtesses, tout irait pêle-mêle au gibet ; personne ne bougerait plus, et Flint en serait pour son or. » Sa Majesté prenait feu, je n’eus garde de la contredire. Son moyen au reste était bon, mais il n’allait pas à ma taille ; il faut être légitime pour mettre à la chaîne la moitié de ses sujets. »

Il était tard ; l’Empereur passa dans sa chambre à coucher. Il n’y avait personne pour le déshabiller, je sonnai ; mais je n’avais pas appelé, que ses habits volaient déjà dans la pièce. Les meubles, le parquet, la muraille en étaient tapissés avant que Marchand arrivât. « Ah ! coquin, lui dit-il, tu n’étais pas là ! Et les cousins ! Prends garde, tes oreilles en répondent, s’il en reste dans ma cousinière ! » Il riait, se mit au lit, et voulut ajuster un chandelier mobile dont il se servait dans la nuit. La vis de rappel s’était échauffée, il se brûla, secoua longtemps la main en plaisantant le domestique, qu’il accusait de conspirer contre ses doigts. « Je suis en butte au feu et aux cousins, le sommeil a fui ; docteur, ce sera à vos dépens. » Il se leva, passa sa robe de chambre, son sac de flanelle, et se plaçant dans son fauteuil : « Vous connaissez les batailles d’Alexandre ? — Non, Sire. — Celles de César ? » Il s’aperçut que ma réponse allait être négative. « Les miennes au moins ? — Non, Sire ; je n’ai eu affaire jusqu’ici qu’à des cadavres. — Ah ! mauvaise compagnie. Montholon vous donnera un aperçu de ces campagnes qui ont ébranlé le monde. Je veux que vous en ayez une idée. » Je reçus en effet quelques leçons : mais j’en profitai assez mal.

L’Empereur revint sur la situation des affaires et les intrigues qui avaient amené sa chute. « Je les connaissais, j’eusse pu en punir les chefs, peut-être l’eussé-je dû ; mais les exécutions me répugnaient, je n’aimais pas à verser le sang. »