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n’eusse pas été vulnérable par tous les points ; on ne se fût pas joué de la foi promise, et je ne serais pas ici. Je pensais m’y réfugier en 1815. J’étais bien sur de réunir toutes les opinions, tous les vœux, tous les efforts. Je me trouvais à même de braver la malveillance des alliés. Vous connaissez les habitants de nos montagnes. Vous savez quelle est leur énergie, leur constance, avec quel courage ils affrontent l’ennemi. Les îles ont d’ailleurs leurs défenses. Les vents, la distance, les difficultés de l’abordage, affaiblissent l’agression. La population m’eut tendu les bras, elle fût devenue ma famille, j’eusse disposé de tous les cœurs. Croyez-vous que cinquante mille coalisés eussent été en état de nous soumettre, qu’ils eussent osé l’entreprendre ? Quel souverain se fût engagé dans une arène où il y avait tout à perdre et rien à gagner ? Car, je le répète, le peuple était à moi ; dès ma plus tendre jeunesse, j’ai eu un nom, de l’influence en Corse. Les montagnes escarpées, les vallées profondes, les torrents, les précipices n’avaient point de dangers pour moi. Je les parcourais d’une extrémité à l’autre sans qu’un accident, une insulte m’ait jamais appris que ma confiance était mal fondée. A Bocognano même, où les haines et les vengeances s’étendent jusqu’au septième degré, où l’on évalue dans la dot d’une jeune fille le nombre de ses cousins, j’étais fêté, bienvenu, on se fût sacrifié pour moi. Ce n’étaient donc pas les sentimente de la population qui m’inquiétaient, mais on eut dit que je me tirais à l’écart, que je gagnais le port tandis que tout périssait ; je ne voulus pas chercher un refuge au milieu du naufrage de tant de braves ; je résolus de me retirer en Amérique ; je m’acheminai sur l’Angleterre : j’étais loin de prévoir de quelle horrible manière elle accorde l’hospitalité. Une autre considération m’arrêta. Une fois en Corse, je ne craignais pas l’issue de la lutte, mais j’eusse été au centre de la Méditerranée ; la France et l’Italie eussent eu les yeux sur moi ; l’effervescence ne se fût pas calmée. Pour assurer leur repos, les souverains eussent été contraints de venir à moi. L’île eût été décimée par la guerre, je ne voulais pas qu’elle eût à me reprocher ses malheurs. J’avais d’ailleurs abdiqué en faveur de mon fils ; cet acte ne devait pas être illusoire ; je désirais le rendre plus sur, plus avantageux pour la nation, je craignis d’en paralyser l’effet.

« Ah ! docteur, quels souvenirs la Corse m’a laissés ! Je jouis encore de ses sites, de ses montagnes ; je la foule, je reconnais l’odeur qu’elle exhale. Je voulais l’améliorer, la rendre heureuse. Mais les revers sont venus ; je n’ai pu effectuer mes projets.