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22. — Dans la dernière nuit, Napoléon a été très-indisposé : il a eu des attaques nerveuses.

28. — Je suis allé à Plantation-House : sir Hudson Lowe, après ses questions habituelles sur la santé de Napoléon, m’a demandé si j’avais eu quelques conversations importantes avec lui, quel temps ces entretiens avaient duré, quels objets nous avaient occupés. Ces interrogations ont amené entre nous une discussion fort vive dans laquelle Hudson Lowe a montré une grande exaspération. Il a fait usage, à mon sujet, d’expressions aussi étranges que stupides : « J’étais un singe qui courait l’île pour ramasser quelques nouvelles faites pour régaler la curiosité du général Bonaparte. »

Je lui répliquai vivement que je ne le comprenais pas, et qu’en tout cas je ne servirais jamais d’espion. » Que dites-vous là, monsieur ? — Je dis que je remplirais ce rôle odieux si je venais chaque jour, comme vous me l’avez ordonné tant de fois, vous rendre compte de la nature des entretiens dont m’honore Napoléon. Cette réponse le fit tomber dans un paroxysme de fureur. Il me prescrivit alors de m’abstenir de tout entretien étranger à mon art. Je lui ai demandé cet ordre par écrit : il l’a refusé.

J’ai fait de nouvelles instances auprès de l’Empereur pour le décider à se promener à cheval. Il refuse parce qu’il préfère souffrir que de s’exposer à des outrages nouveaux. « Avez-vous remarqué, il y a quelques jours, une lettre de Lowe dans les mains de Bertrand ? C’était pour lui adresser un journal dans lequel on parle de la déchéance de mon fils de la succession au duché de Parme. Je n’attacherais aucune idée de peine à tout cela, si cette nouvelle m’était parvenue par la voie ordinaire. Mais pas du tout : c’est lui qui me l’a transmise si vite, lui qui me cache si soigneusement les nouvelles agréables, le misérable ! Et puis ce congrès d’hommes lâches comme les faibles, qui me poursuit encore, quand je descends dans la tombe : quel spectacle pour l’histoire ! Docteur, ma machine lutte, mais elle ne peut plus durer longtemps !

« Je pourrais, sans changer de visage, recevoir la nouvelle de la mort de ma femme, de mon fils et de toute ma famille ; on ne verrait dans mes traits ni une émotion violente ni altération ; tout y paraîtrait calme, indifférent : mais lorsque je suis rentré dans la solitude de ma chambre et livré à moi-même, que je souffre horriblement, mes sensations s’approfondissent, et deviennent celles d’un homme écrasé par la douleur. »