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J’ai trouvé Napoléon dans son bain, abattu, gardant le silence : il était très-souffrant par suite d’une longue insomnie. Il m’a donné des détails qui me prouvent de plus en plus que l’exercice du cheval est nécessaire à sa santé ; je lui ai recommandé de nouveau les promenades ; mais il s’y est refusé : « Je ne puis de gaieté de cœur, m’a-t-il dit, m’exposer aux insultes des factionnaires. »

Napoléon a parlé avec véhémence contre ses bourreaux. « J’aimerais mieux cent fois tomber sous les coups du stylet… C’est pour mourir que l’on m’a envoyé ici ! On a jeté un homme qui a gouverné l’Europe, diront les siècles futurs, sur le rocher le plus affreux du monde, pour lui imposer une existence dont nul être humain n’a l’idée. »

Napoléon est étonné de l’existence d’un article qui le concerne, dans the Edinburgh Review : « Où le rédacteur a-t-il eu ces renseignements fidèles ? je n’ai jamais parlé de cette circonstance, du déjeûner des trois amis. Il est vrai que j’en fus l’auteur, et que cela produisit un assez grand effet en France : mais je ne me rappelle pas d’en avoir jamais parlé. Il y a plusieurs erreurs dans l’article de cette Review. Je n’ai point connu Barras à Toulon ; ma première connaissance avec lui a commencé à Paris, après le siége de Toulon. »

Il m’a parlé de l’étonnement qu’éprouva Marie-Louise, lorsqu’elle le trouva sans gardes aux Tuileries. Son père, quoique vivant sans faste et fort aimé, prenait beaucoup plus de précautions à Vienne. « Quoi ! des sentinelles seulement aux portes extérieures du palais ; les portes des appartements ne sont même pas fermées ! » Quand j’étais à Paris, j’avais coutume de me mêler sans gardes ni escorte au milieu de la populace, de recevoir les pétitions, etc. ; j’étais souvent si étroitement entouré par le peuple, que je ne pouvais bouger. »

Lorsque j’eus questionné Napoléon sur la circonstance de sa vie où il avait vu la mort de plus près : « C’est à Toulon, et surtout à Arcole. Dans cette affaire, mon cheval fut percé d’une balle sous moi ; l’animal, devenu furieux par sa blessure, prit le mors aux dents et galopa vers l’ennemi ; puis s’enfonça dans un marais où il expira, me laissant plongé presque jusqu’au cou dans la fange. Je crus un moment que les Autrichiens allaient me couper la tête que j’avais hors de la vase : ce qu’ils allaient faire ; je n’eusse pas pu résister. Mais la difficulté était d’approcher de moi ; l’arrivée de mes troupes les arrêta, et j’échappai à la mort. J’ai été blessé dans plusieurs autres batailles, mais rarement j’ai eu besoin d’un chirurgien ; une seule fois la bles-