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ment battue en raison de la facilité qu’auraient les vaisseaux attaqués de prendre position. Il existait un ordre, et c’était, je crois, de Brueys lui-même, qui défendait d’attaquer. L’amiral français pensait que si Nelson l’attaquait, ce serait par sa droite ; il regardait sa gauche comme invincible parce qu’elle s’appuyait sur l’île. Je cherchai à le convaincre qu’un ou deux bâtiments de sa gauche, chassés par une force supérieure, offriraient à la flotte ennemie une entrée. Avant le départ de Julien, j’avais envoyé des ordres à Brueys pour qu’il ne s’éloignât pas des côtes d’Égypte avant de s’être assuré qu’il était impossible à la flotte d’entrer dans le port d’Alexandrie. Dans le cas de possibilité, il avait ordre d’exécuter ce mouvement, et, dans le cas contraire, de conduire les bâtiments à Corfou. Brueys n’approfondit point assez ses recherches à ce sujet ; bien que Barré lui assurât que l’entrée était praticable, ce que j’avais pensé également. Malgré cela, l’amiral ne se crut pas suffisamment autorisé à se retirer ; d’un autre côté, il craignit d’entrer dans le port, bien que cette entrée lui parût possible : il jugeait la mesure hasardeuse, ne sachant pas encore si nous étions maîtres du pays dans la partie déjà occupée. Brueys ignorait mes mesures au Caire ; il n’en eut connaissance que vingt-quatre heures avant d’être attaqué par Nelson. Il était resté incertain et n’avait point songé à sa sûreté. S’il eût fait sortir ses frégates et fortifier l’île, votre amiral ne l’eût pas attaqué, ou Brueys l’eût battu. L’amiral français était un homme d’un talent supérieur, mais il lui manquait cette résolution, qui, dans les moments décisifs, frappe les grands coups. Cette qualité rare est aussi importante chez l’amiral que chez le général. Il n’était pas expérimenté dans la proportion de ses talents ; il n’avait pas, dans la bonté de ses plans, cette confiance qui donne le triomphe, et qu’il faut puiser dans une connaissance complète des moyens qu’on emploie, dans l’énergie du caractère. Avec cette assurance-là, j’ai commandé une armée à vingt-cinq ans.

« Si Nelson eût rencontré la flotte de Brueys durant le voyage de l’armée française pour l’Égypte, je ne sais pas ce qui vous serait arrivé, parce que j’avais placé sur chaque bâtiment trois cent cinquante à quatre cents hommes, exercés à la manœuvre du canon deux fois par jour ; j’avais donné l’ordre à chaque bâtiment d’attaquer un des vôtres. Vos vaisseaux étaient petits, et, je pense, faibles d’équipage ; vous n’auriez pas obtenu l’avantage, malgré la supériorité de votre manœuvre.