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tronnerie, qui d’ailleurs plairait à vos ministres, je m’en débarrasserais. Mais je pense qu’il y a un véritable courage à supporter une existence comme la mienne ; je ne veux pas la quitter. Ce gouverneur a une double correspondance avec vos ministres, semblable à celle que tous vos ambassadeurs entretiennent avec ceux-ci : les uns écrivent comme pour tromper le monde, dans le cas où on les obligerait jamais à publier leurs lettres ; l’autre leur fait un récit sincère, mais pour eux seuls. » Je lui dis que je pensais comme lui que les ambassadeurs et les personnages éminents de tous les pays faisaient toujours deux récits différents, l’un pour le public, et l’autre pour le silence du cabinet. « Il n’y a pas dans le monde, dit Napoléon, un ministère aussi machiavélique que le vôtre. Et cela tient à votre système. Ce système et la liberté de la presse mettent vos ministres dans l’obligation de donner quelques détails à la nation, et, par cela même, les forcent à tromper le public dans plus d’une circonstance ; mais, comme il leur est aussi nécessaire de connaître la vérité, ils ont une double correspondance : une officielle et une fausse, pour tromper la nation, lorsque le parlement veut en prendre connaissance et la publier ; l’autre particulière et véritable, pour la tenir enfermée ; et ne pas la déposer dans les archives. »

J’ai écrit de nouveau au gouverneur ; je lui ait dit quelles seraient les conséquences du refus d’exercice fait par Napoléon ; il lui sera mortel.

12. — Je demandai à Napoléon, pendant qu’il était au bain, ce qu’il pensait de Talleyrand. « C’est, me dit-il, le plus vil et le plus corrompu des hommes : il a trahi toutes les causes, mais il est très-habile, très prudent. Talleyrand traite même, sans doute, ses ennemis comme s’il devait un jour se réconcilier avec eux, et ses amis comme s’ils devaient devenir ses ennemis. Il a un talent élevé incontestable, mais il est trop vénal ; on ne peut rien faire avec lui qu’en le payant. Les rois de Wurtemberg et de Bavière m’adressèrent tant de plaintes sur ses extorsions, que je fus contraint de lui retirer des mains le portefeuille des affaires étrangères. Il a divulgué encore à des intrigants un secret de la plus haute importance et que je n’avais confié qu’à lui seul. Quand je fus de retour de l’île d’Elbe, Talleyrand m’écrivit pour m’offrir ses services à la condition d’oublier le passé. Il argumentait d’après une de mes proclamations où j’avais dit qu’il était des circonstances qu’on ne pouvait dominer. Lorsque j’y réfléchis, je pensai que je devais faire des exceptions, je le refusai ; si je n’avais puni per-