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existait un ordre de la Convention de ne point faire de quartier aux Anglais. Je courus à lui, et empêchai les soldats de le maltraiter. Il parlait un très-mauvais français ; et comme je voyais qu’il s’imaginait qu’on avait l’intention de le fusiller, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour le rassurer, et donnai ordre qu’on pansât immédiatement sa blessure, et qu’on eût pour lui les plus grands égards. Il me pria de lui donner des détails sur les circonstances qui avaient déterminé sa capture, pour rendre compte de sa conduite à son gouvernement.

« Les députés de la Convention voulaient attaquer et incendier la ville ; mais je leur démontrai qu’elle était très-forte, et que nous perdrions beaucoup de monde ; que ce qui était convenable était de s’emparer des forts qui commandaient la rade, et que les Anglais seraientpris ou forcés de brûler la plus grande partie de la flotte et de se sauver. Cet avis fut suivi, et les Anglais, devinant quelle en serait la suite, mirent le feu aux vaisseaux, et abandonnèrent la ville. S’il était venu un libeccio[1], ils auraient été tous pris. Ce fut Sidney Smith qui incendia la flotte, et elle eût été entièrement brûlée si les Espagnols eussent fait leur devoir. Ce fut le plus beau feu d’artifice possible. »

Napoléon m’a parlé de sir Sidney Smith. « Sidney Smith est un brave officier. Il a montré une grande habileté dans le traité relatif à l’évacuation de l’Égypte par les Français ; il sut profiter du mécontentement qui existait parmi les troupes françaises en se voyant si longtemps éloignées de la France. Il se fit honneur en envoyant immédiatement à Kléber le refus que fit lord Keith de ratifier le traité, ce qui sauva l’armée française ; car, s’il eût tenu ce refus secret pendant sept ou huit jours de plus, le Caire aurait été cédé aux Turcs, et l’armée française se serait vue forcée de se rendre aux Anglais. Il montra également beaucoup de noblesse et d’humanité dans tous ses procédés à l’égard des Français qui tombèrent entre ses mains. Il parait qu’il a débarqué au Havre pour la sotte gageure qu’il aurait faite d’y aller au théâtre ; j’ai cru plutôt que c’était pour examiner la place. Quel qu’ait été son motif, il fut arrêté et renfermé au Temple comme espion : il fut même question, pendant un temps, de le juger et de l’exécuter. Quelques semaines après, je revins d’Italie ; Sidney Smith m’écrivit de sa prison pour me prier d’intercéder en sa faveur. Il est actif, intelligent, remuant et infatigable. »

  1. Vent du sud.