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sourcils brûlés ; mes habits furent brûlés sur mon dos. Les efforts furent vains, parce que les Russes, avant de s’éloigner, avaient détruit les pompes. Les incendiaires payés par Rostopchin couraient de tous côtés, rallumant partout le feu avec leurs torches ; un vent furieux les secondait. La ville fut détruite. J’étais préparé à tout, mais pas à cet événement. Qui aurait pu le redouter raisonnablement ? Les habitants, firent beaucoup d’efforts pour l’éteindre, et ils amenèrent devant nous un grand nombre d’incendiaires munis de torches ; car nous n’aurions jamais pu les reconnaître au milieu de cette immense populace. Je fis fusiller deux cents de ces misérables. J’avais, sans cet incendie, tout ce qui était nécessaire à mon armée : les meilleurs quartiers d’hiver, des approvisionnements complets ; et la campagne suivante eût tout décidé. Alexandre aurait fait la paix, ou j’aurais été à Pétersbourg. » Je demandai à Napoléon si sa pensée était de réduire toute la Russie. « Non, non ; seulement j’aurais obligé la Russie à faire une paix favorable aux intérêts de la France. Ensuite je quittai Moscou cinq jours trop tard. Plusieurs des généraux ont été arrachés de leurs lits par le feu. Je restai moi-même dans le Kremlin[1] jusqu’à ce que je fusse environné de flammes. Le feu gagna les magasins chinois et indiens, et plusieurs entrepôts d’huile et d’esprit, qui s’enflammèrent. Je me retirai alors dans une maison de campagne appartenant à l’empereur Alexandre, à peu près à une lieue de Moscou ; et vous pouvez juger vous-même de l’intensité du feu, lorsque vous saurez qu’on pouvait à peine tenir les mains sur les murs ou les fenêtres du côté de Moscou, tant elles étaient échauffées. C’était le spectacle d’une mer de feu ; des montagnes de flammes rouges et tournoyantes comme les vagues, s’élançaient tout à coup vers un ciel embrasé, et retombaient ensuite dans un océan de feu. Ce spectacle est le plus grand, le plus sublime et le plus terrible que j’aie vu de ma vie. »

9. — J’ai causé pendant quelques instants avec l’Empereur sur la religion. Je lui ai dit qu’il y avait en Angleterre bien des versions sur sa croyance religieuse, et qu’on y présumait actuellement qu’il était catholique romain. « Ebbene, répliqua-t-il, credo tutto quel che creda la chiesa ( Je crois comme l’Eglise.)

« Aux Tuileries, j’avais l’habitude, quand je les avais devant moi, de faire discuter le pape et l’évêque de Nantes. Le pape désirait rétablir les

  1. Le général Gourgaud m’a raconté que, pendant cette bagarre, une troupe de corbeaux de plusieurs milliers, arrivée a Moscou, se percha sur les tours du Kremlin, d’où ils s’abattirent fréquemment en voltigeant autour des soldats francais, en battant des ailes et en croassant. Il m’a dit que les soldats furent frappés par cet incident qu’ils considérérent comme de sinistre augure.