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fait appeler. Il était dans sa chambre à coucher, assis devant un feu de bois dont la flamme, brillant et s’éteignant tour à tour, donnait par instants à sa physionomie l’expression la plus touchante et la plus mélancolique. Ses mains étaient croisées sur ses genoux ; sa déplorable position était le sujet de ses réflexions. Il ne rompit le silence que quelques minutes après mon arrivée. « Dottore, potete dar qualche cosaa far dormire un uomo che non puo ? Ma souffrance est au-dessus de votre art. J’ai essayé, mais je ne puis prendre de repos. Il m’est impossible « de m’expliquer la conduite de vos ministres. Ils dépensent 60 ou 70.000 livres sterling pour envoyer des meubles, du bois et des matériaux de construction pour mon usage, et ils donnent dans le même temps l’ordre de me mettre à la ration. Ils chassent mes domestiques. Vous voyez sur ce rocher des aides de camp qui stipulent pour une bouteille de vin et deux ou trois livres de viande, avec autant de gravité que s’il s’agissait de distribuer des royaumes. D’un côté, des frais énormes et sans résultat ; d’un autre, une petitesse et une vilenie impossibles à raconter. Pourquoi ne me laissent-ils point le soin de me fournir de tout ce qui m’est nécessaire, plutôt que d’avilir le caractère de la nation anglaise ? Ils ne veulent pas fournir à mes serviteurs ce à quoi ils ont été accoutumés, et ne veulent pas non plus que j’y pourvoie, en envoyant des lettres cachetées à une maison de commerce de leur désignation. Nul homme en France n’oserait répondre à une de mes lettres, s’il savait que la sienne dut être lue par vos ministres, et ceux-ci ne manqueraient pas de le désigner aux Bourbons, qui le feraient emprisonner et voleraient ses propriétés. Vos ministres en confisquant l’argent que j’avais sur moi, à bord du Bellérophon, n’ont montré qu’un avilissant esprit de rapine. Ne feraient-ils pas la même chose relativement à ce qui me reste, s’ils en connaissaient le dépôt ? Peut-on se confier à la probité de ces hommes-là ? Les envois inutiles (et on sait qu’ils seront inutiles) ont pour objet de mentir à la nation anglaise. « Jean Taureau[1], en contemplant ces beaux meubles dans les ports d’Angleterre, me suppose traité comme un roi. S’il savait la vérité, il aurait honte. » Quelques moments après, il m’a demandé si je connaissais l’officier général qu’il a vu passer avec le gouverneur. « C’est le général Meade, arrivé depuis quelques jours ; j’ai servi sous ses ordres en Égypte : il y a été blessé très-grièvement. — Avec Abercrombie ? — « Non, pendant l’attaque de Rosette. — Quel homme est-ce ? — Il a une excellente réputation. »

  1. Peuple anglais.