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même de juger de la vérité de ce mot : ils n’ont rien appris, ils n’ont rien oublié. Je vois seulement que malgré les vingt-cinq années d’exil, leurs prétentions sont restées grandes. S’ils parviennent à les faire admettre par le gouvernement, une révolution nouvelle est certaine.

« Je connais bien les Français : six, dix ans se passeront peut-être sans révolte ; mais, j’en suis sûr, une armée dont les principes blesseraient l’égalité consacrée par la loi française serait massacrée et jetée dans la Seine. J’ai tiré la plupart de mes généraux de la foule. Partout où j’ai trouvé le talent et le courage, je l’ai élevé et mis à sa place. Mon principe était de tenir la carrière ouverte aux talents. J’ai élevé, il est vrai, quelques hommes de la vieille noblesse par esprit de justice ; mais on a beau dire, je n’ai jamais eu une grande confiance en eux.

« Les masses s’irriteront bien dangereusement si elles voient renaitre quelques institutions féodales, et, par exemple, si elles voient les grades s’écarter des mains des enfants du peuple. Elles n’ont pas abdiqué leurs droits. À ce sujet je me rappelle un fait caractéristique.

« Je revenais d’Italie ; ma voiture descendait la côte de Tarare ; je la suivais à pied, quand tout à coup je me trouvai devant une vieille femme infirme, boiteuse. Elle cherchait, appuyée sur une béquille, à gravir la montagne ; elle ne me reconnut pas. « Ma bonne, où allez-vous, avec une vitesse si peu en rapport avec votre âge ? Qu’est-il arrivé ? — Ma foi, on m’a dit que l’Empereur allait passer, je veux le voir avant de mourir. — Bah ! bah ! lui dis-je, qu’avez-vous besoin de le connaître ? qu’avez-vous gagné avec lui ? c’est un homme comme un autre. — Monsieur, c’est peut-être vrai ? mais c’est du moins un roi fait par le peuple ; nous l’avons choisi ! — Ah ! — Et puisqu’il faut que nous ayons un maître, il est tout simple que nous nous réservions le droit de le choisir. »

« Voilà au fond les Français ; ils ne suivent constamment que les hommes qu’ils aiment ; ils ne veulent avoir de maître que de leur consentement. »

Ayant entendu plusieurs personnes porter très-haut les talents militaires du maréchal Soult, et donner à cet officier le second rang après Napoléon, j’ai pris la liberté de lui demander si ce jugement était exact. Voici la réponse de Napoléon : « Soult est un excellent ministre de la guerre ou un précieux major général. Il entend mieux les dispositions d’une armée que la manière de combattre. »

J’ai vu Napoléon le soir : il avait un violent mal de tête ; il m’avait