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attacher du prix. J’étais fort ardent sur ce sujet ; je répétais avec chaleur qu’il y avait déjà plus d’un an que nous nous trouvions ici sans que nous eussions encore fait un seul pas vers un meilleur avenir : au contraire, nous étions resserrés, maltraités, suppliciés chaque jour davantage. Nous demeurions perdus dans l’univers ; l’Europe ignorait notre véritable situation, c’était à nous de la faire connaître. Chaque jour les gazettes nous apprenaient les impostures dont on entourait notre prison, les impudents et grossiers mensonges dont nos personnes demeuraient l’objet. C’était à nous, disais-je, de publier la vérité. Elle remonterait aux souverains qui l’ignoraient peut-être ; elle serait connue des peuples, dont la sympathie serait notre consolation, dont les cris d’indignation nous vengeraient du moins de nos bourreaux, etc.

Nous nous mîmes dès cet instant à analyser nos petites archives. L’Empereur en fit le partage, en destinant, disait-il, la part de chacun de nous pour leur plus prompte transcription ; toutefois la journée s’écoula sans qu’il fût question de rien à ce sujet. Le lendemain vendredi, dès que je vis l’Empereur, j’osai lui rappeler l’objet de la veille ; mais il m’en parut cette fois beaucoup moins occupé, et termina en disant qu’il faudrait voir. La journée se passa comme la veille, j’en étais sur des charbons ardents.

À la nuit, et comme pour m’aiguillonner davantage, mon domestique reparut, me réitérant ses offres les plus entières. Je lui dis que j’en profiterais, et qu’il pourrait agir sans scrupule, parce que je ne le rendrais nullement criminel ni ne le mettrais aucunement en danger. À quoi il répondit que cela lui était bien égal, et qu’il se chargerait de tout ce que je voudrais lui donner, m’avertissant seulement qu’il viendrait le prendre sans faute le surlendemain dimanche, veille probable de son appareillage.

Le lendemain samedi, en me présentant chez l’Empereur, je me hâtai de lui faire connaître cette dernière circonstance, appuyant sur ce qu’il ne nous restait plus que vingt-quatre heures ; mais l’Empereur me parla très indifféremment de toute autre chose. J’en demeurai frappé. Je connaissais l’Empereur ; cette insouciance, cette espèce de distraction ne pouvaient être l’effet du hasard, encore moins du caprice. Mais quels pouvaient donc être ses motifs ? J’en fus préoccupé, triste, malheureux tout le jour. La nuit arriva, et le même sentiment qui m’avait agité toute la journée m’empêchait de dormir. Je repassais avec douleur dans mon esprit tout ce qui pouvait avoir rapport à cet objet, quand un trait de lumière vint m’éclairer tout à coup. Que prétends-je de l’Empereur ? me dis-je ; le faire descendre à l’exécution de petits détails déjà