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l’avais jamais vu, lui d’ordinaire si impassible, si calme au sujet de ceux qui lui ont fait le plus de mal, s’exprimer avec autant de chaleur : ses gestes, son accent, ses traits s’étaient élevés de l’amertume à l’imprécation ; j’en étais ému moi-même.

« On m’assure, a-t-il dit, que c’est par lui que je suis ici, et je le crois[1]. C’est digne, du reste, de celui qui, au mépris d’une capitulation solennelle, a laissé périr Ney, avec lequel il s’était vu souvent sur le champ de bataille ! Il est sûr que pour moi je lui ai fait passer un mauvais quart d’heure. C’est d’ordinaire un titre pour les grandes âmes ; la sienne ne l’a pas senti. Ma chute et le sort qu’on me réservait lui ménageaient une gloire bien supérieure encore à toutes ses victoires, et il ne s’en est pas douté. Ah ! qu’il doit un beau cierge au vieux Blucher : sans celui-là, je ne sais pas où serait Sa Grâce, ainsi qu’ils l’appellent ; mais moi, bien sûrement, je ne serais pas ici. Ses troupes ont été admirables, ses dispositions, à lui, pitoyables, ou pour mieux dire il n’en a fait aucune. Il s’était mis dans l’impossibilité d’en faire, et, chose bizarre, c’est ce qui a fini par le sauver. S’il eût pu commencer sa retraite, il était perdu. Il est demeuré maître du champ de bataille, c’est certain ; mais l’a-t-il dû à ses combinaisons ? Il a recueilli les fruits d’une victoire prodigieuse ; mais son génie l’avait-il préparée ? Sa gloire est toute négative, ses fautes sont immenses. Lui, généralissime européen, chargé d’aussi grands intérêts, ayant en front un ennemi aussi prompt, aussi hardi que moi, laisser ses troupes éparses, dormir dans une capitale, se laisser surprendre ! Et ce que peut la fatalité quand elle s’en mêle ! en trois jours j’ai vu trois fois les destins de la France, celui du monde, échapper à mes combinaisons.

« D’abord, sans la trahison d’un général, qui sort de nos rangs (Bourmont) et court avertir l’ennemi, je dispersais et détruisais toutes ces bandes, sans qu’elles eussent pu se réunir en corps d’armée.

« Puis, sur ma gauche, sans les hésitations inaccoutumées de Ney aux Quatre-Bras, j’anéantissais toute l’armée anglaise. Enfin, sur ma droite, les manœuvres inouïes de Grouchy, au lieu de me garantir une victoire certaine, ont consommé ma perte et précipité la France dans le gouffre.

« Non, a-t-il repris encore, Wellington n’a qu’un talent spécial : Berthier avait bien le sien ! Il y excelle peut-être, mais il n’a point de

  1. Cette idée de Napoléon s'est reproduite dans les dernières lignes qu'il a tracées au moment de sa mort.