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mis en contact personnel leurs ministres dirigeants. Ne semble-t-il pas en être résulté que tous ces premiers ministres se sont créés, contre leurs propres maîtres, une espèce de souveraineté secondaire ; qu’ils se la sont garantie réciproquement, et l’ont accompagnée, est-on autorisé à croire, de véritables subsides, fournis de l’aveu même de leurs maîtres ? Voici comment l’on conçoit que la chose peut très bien s’être arrangée ; rien de plus simple ni de plus ingénieux à la fois : en fixant le budget secret dans un endroit, on fera arrêter qu’un tel sur le continent a été fort utile, qu’il peut l’être encore, et qu’il faut savoir le reconnaître. Celui-ci, à son tour, aura soin de démontrer chez lui qu’un autre, au loin, a rendu de grands services, qu’il a été même jusqu’à compromettre ses intérêts, et qu’il faut lui en tenir compte. Ce sont des arrangements de la sorte sans doute qui ont fait dire à un grand personnage à Vienne, dans un moment de dépit : Un tel me coûte les yeux de la tête. Nul doute que ces ignobles transactions, ces honteuses menées ne soient publiques un jour. Alors on connaîtra les énormes fortunes léguées ou mangées ; de nouvelles lettres de Barillon les consacreront avec le temps ; mais elles ne découvriront rien, ne flétriront aucun caractère, parce que les contemporains auront pris les devants. »

Après cette vigoureuse et longue sortie, dans laquelle je voyais Napoléon, pour la première fois peut-être, s’exprimer dans l’intimité avec tant de chaleur et d’amertume contre ceux dont il avait personnellement à se plaindre, il a gardé le silence quelques instants, puis il a repris : « Et ce Castlereagh a eu l’art de s’appuyer tout à fait de lord Wellington (que l’Empereur trouvait en ce moment parmi les membres du ministère). Wellington, a-t-il dit, est devenu sa créature ! Quoi, le moderne Marlborough se traîner à la suite d’un Castlereagh ! atteler ses victoires aux turpitudes d’un saltimbanque politique ! cela se conçoit-il ? Comment Wellington ne s’indigne-t-il pas qu’on puisse en concevoir la pensée ! Son âme ne serait-elle donc pas à la hauteur de ses succès ?… »

J’ai pu remarquer qu’en général il répugnait à l’Empereur de mentionner lord Wellington. Il évitait d’ordinaire, lorsque l’occasion s’en présentait, de laisser connaître son jugement. Sans doute il se sentait gauche à ravaler publiquement celui sous lequel il avait succombé. Toutefois ici il s’est abandonné sans mesure, et a livré sa pensée tout entière. Le sentiment de toutes les indignités dont on se plaît à l’abreuver agissait sans doute en ce moment dans toute sa force. Je ne