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dans un climat, sur un sol, qui ne sont pas les nôtres. On me voit errer vivant dans les sinuosités du tombeau, seul terme probable de tant de maux. J’ai perdu ma femme, mes enfants, mes amis, bien qu’ils jouissent encore de la vie, mais leur univers n’est plus le mien ; et privé désormais de la communication des hommes, il me reste à pleurer les épanchements de l’amitié, les douceurs de la famille, les intimités, les charmes de la société… Certes, en lisant ceci, il n’est personne sans doute, quels que soient ses opinions, son pays, ses dispositions naturelles, qui ne m’accorde sympathiquement quelques regrets, et ne se sente arracher quelque mouvement de commisération, tant il me voit à plaindre ; eh bien, pourtant, il aurait tort : je vais me rendre enviable !…

Quel est celui dont le cœur ne bat à de certains actes d’Alexandre ou de César ? Qui approcherait sans émotion des vestiges de Charlemagne ? De quel prix ne nous seraient pas les paroles, le son de voix de Henri IV ? Eh bien ! aux moindres symptômes de quelque abattement moral, si je sentais le besoin de retremper mon âme, le cœur plein de telles sensations, l’esprit rempli de telles idées, je m’écriais : Je possède tout cela, mieux que tout cela ; et ici, ce ne sont point de seules illusions, de simples souvenirs d’histoire ; je suis aux côtés mêmes de l’objet vivant qui a accompli tant de prodiges ; chaque jour, à chaque instant, je considère à mon gré les traits de celui dont un clin d’œil ordonna tant de batailles et décida de tant d’empires ; je lis sur ce front que décorent les lauriers de Rivoli, de Marengo, d’Austerlitz, de Wagram, d’Iéna, de Friedland ; je puis presque toucher cette main qui régit tant de sceptres et distribua tant de couronnes, qui saisit les drapeaux d’Arcole et de Lodi, qui, dans une occasion solennelle, rendait à une femme éplorée les seules preuves de la culpabilité de son mari ; j’entends cette même voix qui, à la vue des pyramides d’Égypte, prononçait à ses soldats : « Enfants, du haut de ces monuments quarante siècles nous contemplent ! » qui, arrêtant sa suite à la vue d’un convoi de blessés autrichiens, disait en se découvrant : « Honneur et respect au courage malheureux. » Je cause presque familièrement avec celui-là même dont les conceptions ont manié l’Europe, qui se faisait un passe-temps des embellissements de nos villes et de la prospérité de nos provinces, qui nous avait élevés si haut dans l’esprit des peuples et avait porté notre gloire jusqu’aux nues !… Je le vois, je l’entends, je le soigne, je m’efforce de lui être agréable, je le console peut-être !… Quelle situation !… Eh bien ! à présent me plaint-on encore ? une