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« L’agglomération des Allemands demandait plus de lenteur, aussi n’avais-je fait que simplifier leur monstrueuse complication ; non qu’ils ne fussent préparés pour la centralisation : ils l’étaient trop au contraire, ils eussent pu réagir aveuglément sur nous avant de nous comprendre. Comment est-il arrivé qu’aucun prince allemand n’ait jugé les dispositions de sa nation, ou n’ait pas su en profiter ? Assurément si le ciel m’eût fait naître prince allemand, au travers des nombreuses crises de nos jours, j’eusse gouverné infailliblement les trente millions d’Allemands réunis ; et pour ce que je crois connaître d’eux, je pense encore que, si une fois ils m’eussent élu et proclamé, ils ne m’auraient jamais abandonné, et je ne serais pas ici… » Alors ont suivi des détails et des applications douloureuses. Puis il a repris : « Quoi qu’il en soit, cette agglomération arrivera tôt ou tard par la force des choses ; l’impulsion est donnée, et je ne pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au milieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l’Europe, et pourra tenter tout ce qu’il voudra.

« Que si on me demande à présent pourquoi je ne laissais pas transpirer alors de pareilles idées ? pourquoi je ne les livrais pas à la discussion publique ? Elles eussent été si populaires, me dira-t-on, et l’opinion m’eût été d’un renfort si immense ! Je réponds que la malveillance est toujours beaucoup plus active que le bien ; qu’il existe aujourd’hui tant d’esprit parmi nous, qu’il domine aisément le bon sens, et peut obscurcir à son gré les points les plus lumineux ; que livrer de si hauts objets à la discussion publique, c’était les livrer à l’esprit de coterie, aux passions, à l’intrigue, au commérage, et n’obtenir pour résultat infaillible que discrédit et opposition. Je calculais donc trouver un bien plus grand secours dans le secret ; alors demeurait comme en auréole autour de moi ce vague qui enchaîne la multitude et lui plaît ; ces spéculations mystérieuses qui occupent, remplissent tous les esprits ; enfin ces dénouements subits et brillants reçus avec tant d’applaudissements et qui créent tant d’empires. C’est ce même principe qui m’a fait courir malheureusement si vite à Moscou : avec plus de lenteur j’eusse paré à tout ; mais je m’étais mis dans l’obligation de ne pas laisser le temps de commenter. Avec ma carrière déjà parcourue, avec mes idées pour l’avenir, il fallait que ma marche et mes succès eussent quelque chose de surnaturel. » Et alors l’Empereur