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nion du Piémont à la France, celle de Parme, de la Toscane, de Rome, n’avaient été que temporaires dans ma pensée, et n’avaient d’autre but que de surveiller, garantir et avancer l’éducation nationale des Italiens[1]. Et voyez si je jugeais bien, et quel est l’empire des lois communes ! Les parties qui nous avaient été réunies, bien que cette réunion pût paraître de notre part l’injure de l’envahissement, et en dépit de tout leur patriotisme italien, ces mêmes parties ont été précisément celles qui de beaucoup nous sont demeurées les plus attachées. Aujourd’hui qu’elles sont rendues à elles-mêmes, elles se croient envahies, déshéritées, et elles le sont !…

« Tout le midi de l’Europe eût donc bientôt été compacte de localités, de vues, d’opinions, de sentiments et d’intérêts. Dans cet état de choses, que nous eût fait le poids de toutes les nations du Nord ? quels efforts humains ne fussent pas venus se briser contre une telle barrière !…

  1. « Une aussi grande détermination que celle de l’abandon futur de l’Italie, entendue pour la première fois, exprimée de la sorte, en passant, avec aussi peu d’importance, sans le développement d’aucun motif, l’appui d’aucune preuve, n’eut, je l’avoue, pas plus de poids à mes yeux qu’on n’en doit accorder à ces assertions hasardées qu’amène si souvent et qu’excuse la chaleur des simples conversations. Mais le temps et l’habitude m’ont appris que toutes celles de Napoléon, en pareil cas, emportaient avec elles leur sens plein, entier, littéral. Je les ai trouvées telles toutes les fois que j’ai rencontré les moyens de la vérification ; et je le fais observer, afin que ceux qui seraient portés à repousser aussi ne le fissent pas trop légèrement à leur tour, sans avoir employé du moins la recherche des preuves.
    Je trouve, par exemple, dans une dictée de Napoléon au général Montholon, un développement si complet, si satisfaisant de la simple phrase que j’avais recueillie de sa conversation, que je ne puis résister à la transcrire ici.
        « Napoléon, y est-il dit, voulait recréer la patrie italienne, réunir les Vénitiens, les Milanais, les Piémontais, les Génois, les Toscans, les Parmesans, les Modenais, les Romains, les Napolitains, les Siciliens, les Sardes dans une seule nation indépendante, bornée par les Alpes, les mers Adriatique, d’Ionie et Méditerranée : c’était le trophée immortel qu’il élevait à sa gloire. Ce grand et puissant royaume aurait contenu la maison d’Autriche, sur terre ; et sur mer, ses flottes, réunies à celle de Toulon, auraient dominé la Méditerranée et protégé l’ancienne route du commerce des Indes par la mer Rouge et Suez. Rome, capitale de cet État, était la ville éternelle, couverte par les trois barrières des Alpes, du Pô et des Apennins, plus à portée que toute autre de trois grandes îles. Mais Napoléon avait bien des obstacles à vaincre. Il avait dit à la consulte de Lyon : Il me faut vingt ans pour rétablir la nation italienne.
        « Trois choses s’opposaient à ce grand dessein : 1° les possessions qu’avaient les puissances étrangères ; 2° l’esprit des localités ; 3° le séjour des papes à Rome.
        « Dix ans s’étaient à peine écoulés depuis la consulte de Lyon, que le premier obstacle était entièrement levé : aucune puissance étrangère ne possédait plus rien en Italie ; elle était tout entière sous l’influence immédiate de l’Empereur. La destruction de la république de Venise, du roi de Sardaigne, du grand-duc de Toscane, la réunion à l’empire du patrimoine de Saint-Pierre, avaient fait disparaître le second obstacle. Comme ces fondeurs qui, ayant transformé plusieurs pièces de petit calibre en une seule de 48, les jettent d’abord dans le haut-fourneau pour les décomposer, les réduire en fusion ; de même les petits États avaient été réunis à l’Autriche ou à la France pour être réduits en éléments, perdre leurs souvenirs, leurs prétentions, et se trouver préparés au moment de la fonte. Les Vénitiens, réunis pendant plusieurs années à la monarchie autrichienne, avaient senti toute l’amertume d’être soumis aux Allemands. Lorsque ces peuples rentrèrent sous la domination italienne, ils ne s’inquiétèrent pas si leur ville serait la capitale, si leur gouvernement serait plus ou moins aristocratique. La même révolution s’opéra en Piémont, à Gênes, à Rome, brisés par le grand mouvement de l’empire français.
        « Il n’y avait plus de Vénitiens, de Piémontais, de Toscans ; tous les habitants de la Péninsule n’étaient plus qu’Italiens : tout était prêt pour créer la grande patrie italienne. Le grand-duché de Berg était vacant pour la dynastie qui occupait momentanément le trône de Naples. L’Empereur attendait avec impatience la naissance de son second fils pour le mener à Rome, le couronner roi d’Italie, et proclamer l’indépendance de la belle péninsule sous la régence du prince Eugène… »