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être esclaves ailleurs, ils prétendaient et voulaient être libres là. Les cafés étaient la citadelle de leurs franchises, le bazar de leurs opinions. Ils y déclamaient et jugeaient en toute hardiesse : on n’eût pu venir à bout de leur fermer la bouche. S’il m’est arrivé d’y entrer, on s’y inclinait devant moi, il est vrai ; mais c’était affaire d’estime personnelle ; j’étais le seul, on ne l’eût pas fait pour mes lieutenants, etc.

« Quoi qu’il en soit, disait-il à la suite d’autres objets, voici le pouvoir de l’unité et de la concentration, ce sont des faits propres à frapper même le dernier vulgaire. La France, livrée aux tiraillements de plusieurs, allait périr sous les coups de l’Europe réunie ; elle met le gouvernail aux mains d’un seul, et aussitôt, moi, Premier Consul, je donne la loi à toute cette même Europe.

« Ce fut un singulier spectacle que de voir les vieux cabinets de l’Europe ne pas juger l’importance d’un tel changement, et continuer à se conduire avec l’unité et la concentration, comme ils l’avaient fait avec la multitude et l’éparpillage. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que Paul, qui a passé pour un fou, fut le premier qui, du fond de sa Russie, apprécia cette différence ; tandis que le ministère anglais, réputé si habile et de tant d’expérience, fut le dernier. Je laisse de côté les abstractions de votre révolution, m’écrivait Paul, je me tiens à un fait, il me suffit : à mes yeux vous êtes un gouvernement, et je vous parle, parce que nous pouvons nous entendre et que je puis traiter.

« Quant au ministère anglais, il me fallut vaincre et forcer partout à la paix, l’isoler absolument du reste de l’Europe pour parvenir à m’en faire écouter ; et encore n’entra-t-il en pourparler avec moi qu’en se traînant dans les ornières de la vieille routine. Il essayait de m’amuser par des longueurs, des protocoles, des formes, des étiquettes, des antécédents, des incidents, que sais-je ? Je ne fis qu’en rire, je me sentais si puissant !!!

« Un terrain tout nouveau demandait des procédés tout nouveaux ; mais les négociateurs anglais ne semblaient se douter ni du temps, ni des choses, ni des hommes. Ma manière les déconcerta tout à fait. Je débutai avec eux en diplomatie comme j’avais fait ailleurs dans les armes. Voici mes propositions, leur dis-je tout d’abord : nous sommes maîtres de la Hollande, de la Suisse, je les abandonne contre les restitutions que vous aurez à faire à nous ou à nos alliés ; nous sommes maîtres aussi de l’Italie : j’en abandonne une partie et conserve l’autre, afin de pouvoir diriger et garantir l’existence et la durée de tout : voilà mes bases ; à présent édifiez autour ce qu’il vous plaira, peu m’im-