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être encore qu’un enfant, sortant de Brest, durant l’hiver, sur un cutter, son bâtiment perdit son mât, ce qui, pour ce genre d’embarcation, équivaut à une perte presque certaine. Le temps était si épouvantable et la mort si infaillible, que les matelots, à genoux et l’esprit perdu, se refusèrent à tout travail qui eût pu les sauver. Le garde de la marine Charette, malgré son extrême jeunesse, en tua un pour contraindre les autres à travailler ; il parvint en effet, par ce terrible exemple, à décider tout le reste, et l’on sauva le bâtiment. « Eh bien ! voyez, disait l’Empereur, le vrai caractère perce toujours dans les grandes circonstances ; voilà l’étincelle qui signale le héros de la Vendée, il ne faut pas toujours s’y méprendre, il est des dormeurs dont le réveil est terrible. Kléber aussi était d’habitude un endormi ; mais, dans l’occasion, et toujours au besoin, il avait le réveil du lion. » J’ajoutais avoir maintes fois entendu raconter à Charette que, dans un certain moment et dans un élan spontané, les matelots du cutter s’étaient écriés, d’une commune voix, qu’ils faisaient vœu d’aller, en chemise et pieds nus, porter un cierge à Notre-Dame-de-Recouvrance (portion de Brest), si elle obtenait leur salut : « Et vous en croirez ce que vous voudrez, nous ajoutait naïvement Charette, mais il est de fait qu’à peine ils eurent fini de prononcer leur prière, que le vent tomba subitement, et que, dès cet instant, commencèrent nos espérances de salut. » Et les matelots, au retour, leurs officiers en tête, accomplirent dévotement leur vœu. Du reste, disais-je, ce ne fut pas la seule circonstance miraculeuse du petit cutter. On était au mois de décembre, la nuit fort longue et des plus obscures, on se savait au milieu des récifs ; mais, privé du mât et de tout secours nautique, on flottait à l’aventure, n’attendant de salut que du ciel, quand on entendit le son d’une cloche. On sonda, et, trouvant très peu de fond, on jeta l’ancre. Quelles ne furent pas, au point du jour, la surprise et la joie, de se voir à l’entrée de la rivière de Landernau ! La cloche qu’on avait entendue était celle de la paroisse voisine. Or le bâtiment avait merveilleusement traversé les innombrables écueils dont est semée l’entrée de Brest ; il avait enfilé le goulet, passé à travers trois ou quatre cents voiles qui couvraient la rade, et était venu trouver un abri précisément à l’entrée d’une rivière, sur un point calme et tout à fait à l’écart. « Voyez, disait l’Empereur, toute la différence du tâtonnement des hommes à la marche assurée, franche de la nature ; ce qui vous étonne si fort devait arriver. Très probablement qu’avec toutes nos connaissances humaines, le trouble, les erreurs de nos sens eussent amené le naufrage du bâtiment. Au travers de tant de