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qu’il pût parvenir. « Je vous remercie aujourd’hui, disait-il à l’huissier, en grognant et nasillant d’après sa nature ; mais au retour, Monsieur, vous verrez que je saurai bien me faire faire place moi-même. » Et il tint parole.

Arrivé dans l’Inde, il ouvrit une scène nouvelle à nos armes, il y fit des prodiges qu’on n’a peut-être pas assez appréciés en Europe ; ce furent immédiatement des actes et des mœurs de commandement inconnus jusque-là ; prenant tout sur lui, osant tout, imaginant tout, prévoyant à tout, démontant ses capitaines au besoin, nommant ses officiers, équipant et faisant combattre des vaisseaux condamnés depuis longtemps ; trouvant un hivernage sur les lieux mêmes, dans l’Inde, quand la routine voulait qu’on fût les chercher à douze ou quinze cents lieues de là, à l’Île-de-France ; enfin on le vit, devançant la manière de nos jours, s’approcher de la côte, embarquer des soldats qui avaient combattu la veille l’ennemi ; aller battre avec eux l’escadre anglaise, et les reporter le lendemain à leur camp pour qu’ils pussent combattre de nouveau. Aussi notre pavillon prit-il tout à coup une supériorité qui dérouta l’ennemi. « Oh ! pourquoi cet homme, s’est écrié l’Empereur, n’a-t-il pas vécu jusqu’à moi, ou pourquoi n’en ai-je pas trouvé un de sa trempe ? j’en eusse fait notre Nelson, et les affaires eussent pris une autre tournure ; mais j’ai passé tout mon temps à chercher l’homme de la marine, sans avoir jamais rien pu rencontrer. Il y a dans ce métier une spécialité, une technicité qui arrêtaient toutes mes conceptions. Proposais-je une idée nouvelle, aussitôt j’avais Ganthaume sur les épaules et la section de marine. – Sire, cela ne se peut pas. – Et pourquoi ? – Sire, les vents ne le permettent pas, et puis les calmes, les courants ; et j’étais arrêté tout court. Comment continuer la discussion avec ceux dont on ne parle pas le langage ? Combien de fois, au Conseil d’État, leur ai-je reproché d’abuser de cette circonstance ! À les entendre, il eût fallu naître dans la marine pour y connaître quelque chose. Et je leur ai dit souvent qu’ils abusaient encore, que je n’eusse demandé que de faire la traversée de l’Inde avec eux, et qu’au retour je me serais fait fort d’être aussi familier avec leur métier qu’avec mes champs de bataille. Ils n’en croyaient rien, et revenaient toujours à ce qu’on ne pouvait être bon marin si on ne s’y prenait dès le berceau ; et ils me firent faire quelque chose à cet égard qui m’a longtemps pesé, ce fut l’enrôlement de plusieurs milliers d’enfants de six à huit ans.

« J’eus beau me débattre, il me fallut céder à leur unanimité, en les prévenant toutefois que j’en chargeais leur conscience. Qu’en résulta-t--