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n’est pas votre opinion, a-t-il dit, vous ne pensez pas que j’aurais dû finir à Moscou ? – Non, Sire, lui a-t-il été répondu ; et pour cette même histoire, elle serait privée du retour de l’île d’Elbe, de l’acte le plus généreux, le plus héroïque qu’aucun homme ait jamais accompli ; du mouvement le plus grand, le plus magnifique, le plus sublime qu’on ait pu contempler. – Eh bien ! je conçois, a dit l’Empereur, il y a là quelque chose ; mais disons Waterloo, c’est là que j’aurais dû mourir ! – Sire, a reparti l’interlocuteur, si j’ai obtenu grâce pour Moscou, je ne vois pas pourquoi je ne la demanderais pas pour Waterloo. L’avenir est hors de la volonté, du pouvoir des hommes, il est dans le sein de Dieu seul… »

Dans un autre moment, l’Empereur est revenu encore sur tous les siens ; le peu de secours qu’il en avait reçu, les embarras, le mal qu’ils lui avaient causés. Il s’arrêtait surtout sur cette fausse idée de leur part, qu’une fois à la tête d’un peuple, ils avaient dû s’identifier avec lui de manière à préférer ses intérêts à ceux de la patrie commune, sentiment dont la source pouvait avoir quelque chose d’honorable, convenait-il, mais dont ils avaient fait une application fausse, nuisible, en ce que, dans leur travers d’indépendance absolue, ils se considéraient isolément, lorsqu’ils eussent dû se pénétrer qu’ils n’étaient que parties d’un tout au mouvement duquel ils devaient aider, au lieu de le contrarier. Mais après tout, concluait-il, ils étaient bien neufs, bien jeunes, entourés de pièges et de flatteurs, d’intrigants de toute espèce, de vues secrètes et malintentionnées. Et passant subitement des torts aux qualités, il a ajouté : « Du reste, il faut toujours juger en dernier ressort par les analogues : quelle famille, dans les mêmes circonstances, eût mieux fait ? Il n’est pas donné à chacun d’être homme d’État : cette charge requiert une contexture toute particulière, et ne se rencontre pas à profusion. Tous mes frères se sont trouvés à cet égard dans une situation singulière ; il leur est arrivé à tous d’avoir trop ou trop peu : ils se sont trouvés trop forts pour s’abandonner aveuglément à un conseiller moteur, et pas assez pour pouvoir s’en passer tout à fait. Après tout, une famille si nombreuse présente un ensemble dont je peux assurément m’honorer.

Joseph, par tout pays, serait l’ornement de la société ; Lucien, celui de toute assemblée politique ; Jérôme, en mûrissant, eût été propre à gouverner ; je découvrais en lui de véritables espérances. Louis eût plu et se fût fait remarquer partout. Ma sœur Élisa était une tête mâle, une âme forte : elle aura montré beaucoup de philosophie dans